Marcel Boisvert.  L’éducation de la jeune fille de province dans Balzac.  Montréal, Guérin Éditeur, 2000.  242 p.

La Comédie humaine, oeuvre magistrale d’Honoré de Balzac (1799-1850), compte 90 romans au fil desquels évoluent plus de 2000 personnages. À cette imposante étude de moeurs de ses contemporains, Balzac superpose un portrait de la société française qui s’étend de la Révolution de 1789 à la première moitié du XIXe siècle. Parmi les milliers de figures tracées avec tant de réalisme par Balzac, Marcel Boisvert, professeur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, choisit avec bonheur d’observer l’éducation de la jeune fille de province plutôt que de l’étudier à travers une histoire classique de l’éducation en France. Son principal questionnement est de savoir jusqu’à quel point la manière dont Balzac dépeint les jeunes provinciales de son temps demeure exacte et conforme à la réalité. Autrement dit, peut-on se fier au regard que jette un romancier sur son époque pour reconstituer fidèlement le passé?

Oui, conclut Marcel Boisvert, à l’issue d’une analyse sérieuse et approfondie de La Comédie humaine.  Pour en arriver à ce résultat, M. Boisvert devait recourir à des éléments comparatifs qu’il a minutieusement relevés lors du dépouillement d’un impressionnant corpus de mémoires, de correspondances, d’oeuvres littéraires de l’époque, de journaux, d’écrits de spécialistes, d’historiens de l’éducation et d’archives, afin d’étudier le milieu social, l’éducation et la destinée de la jeune fille en France dans la première moitié du XIXe siècle.

Le fruit de son travail, livré de façon claire et efficace, possède, outre ces qualités, le mérite de demeurer captivant parce qu’accessible au commun des lecteurs. Je dois avouer qu’avant d’avoir lu l’ouvrage de M. Boisvert, je redoutais l’essai hermétique, réservé aux seuls initiés à la littérature française du XIXe siècle, ce qui heureusement n’est pas le cas. De sa longue expérience auprès des étudiants des collèges classiques, des écoles normales et des universités, résulte une démonstration documentée, appuyée, nuancée, limpide et fort agréable à parcourir.

L’auteur partage son ouvrage en trois parties principales, chacune subdivisée en trois ou quatre chapitres. Détail intéressant à observer - car cette technique de rédaction n’est plus guère utilisée  aujourd’hui - l’auteur énonce, à l’aide d’un plan bref, les idées principales et la conclusion de sa démonstration au début de chacun des chapitres. Loin de nuire à l’intérêt général de l’ouvrage en dévoilant les résultats à l’avance, cette méthode, à mon avis, se montre efficace car elle suscite l’attention du lecteur et maintient sa curiosité. En première partie, Marcel Boisvert trace le portrait physique et moral de la jeune fille de province selon Balzac et la place qu’elle occupe dans la société de son époque. Deuxièmement, il cherche à établir un parallèle entre l’instruction et l’éducation des jeunes filles au début du XIXe siècle. La troisième partie est consacrée au destin réservé à la majorité des jeunes provinciales, soit le mariage ou le célibat.

Comme le démontre Marcel Boisvert, la jeune fille de province, dans la documentation traditionnelle ou dans l’oeuvre romancée de Balzac, ne devient intéressante aux yeux de son entourage, qu’au moment où on la considère prête à se transformer en future épouse, en future maîtresse de maison et en future mère. De là provient le soin plus ou moins appliqué que les parents ou le pensionnat mettront à parfaire sa préparation à la vie, selon qu’elle appartienne à la classe sociale aristocratique, bourgeoise ou populaire.

Il est toujours surprenant de constater la très lente évolution des idées à propos de l’éducation des filles entre le XVIIe siècle et l’époque de Balzac. Déjà, sous Louis XIV, Fénelon (1651-1715) et Fleury (1640-1723), influents membres du clergé parce que précepteurs et confesseurs à la cour de France, publiaient des traités sur le sujet, dans lesquels, tout en déplorant l’ignorance des filles, ils multipliaient les mises en garde contre l’utilité de «trop» les instruire, dénonçant même les dangers d’une telle entreprise. Pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres, Fénelon débutait ainsi son Éducation des filles, paru en1687 :

« Pour les filles, il ne faut pas qu’elles soient savantes, la curiosité les rend vaines & précieuses, il suffit qu’elles sachent gouverner un jour leurs ménages, & obéir à leurs maris sans raisonner. » (Ch. I: De l’importance de l’éducation des filles, p. 2)

Pourtant, les temps, eux, ont bien changé. La France a connu une révolution politique, religieuse et sociale d’importance, mais il semble qu’en succédant à la royauté, la république soit demeurée conservatrice à l’égard de l’éducation et du destin des filles. C’est le constat auquel Marcel Boisvert nous amène dans sa conclusion : telle que la dépeint Balzac, la jeune fille de province du début du XIXe siècle demeure sous une étroite tutelle. « Comme dans la réalité la jeune provinciale de Balzac est un petit monde qui est en voie d’évolution progressive mais extrêmement lente » (p. 203).

Fort joliment illustré de dessins de différents personnages extraits de Les Français peints par eux-mêmes (1877), enrichi, en annexe, d’un index alphabétique des jeunes filles de province de La Comédie humaine et de quelques portraits-types des héroïnes de Balzac, l’ouvrage de Marcel Boisvert contient aussi tous les éléments (notes en fin de chapitres, bibliographie complète) susceptibles de profiter tant aux étudiants qu’à un large public. Notons en terminant la facture impeccable de l’éditeur Guérin qui rehausse l’excellence du travail dont le professeur Marcel Boisvert nous livre ici le résultat.

Claire Gourdeau
Historienne