Nadia Fahmy-Eid
Dans le cadre de cette conférence, je voudrais réfléchir avec vous sur la question de l’intégration de l’histoire de l’éducation des filles dans les principales synthèses historiques publiées au Canada au cours des deux dernières décennies. Selon moi, cette intégration, qui est loin d’être réalisée aujourd’hui, contribuerait à enrichir ce qu’on pourrait appeler la « mainstream history ». Elle constituerait, du même coup, une reconnaissance de la légitimité de ce nouveau champ du savoir historique qu’est l’éducation des filles, une légitimité assimilable en quelque sorte à celle que Thomas Kuhn associait à « la science normale ».
Il faut souligner cependant que la question de l’intégration évoquée ici concerne aussi bien l’histoire de l’éducation des filles que celle de l’histoire de l’éducation dans son ensemble, un champ dont le statut au sein des synthèses d’histoire générale pose encore un problème. Si j’ai décidé, néanmoins, de maintenir le projecteur surtout sur les filles, c’est que, premièrement, le parcours de leur éducation m’est plus familier puisqu’il constitue depuis longtemps le sujet principal de mon questionnement de recherche et que, deuxièmement, l’existence relativement jeune de ce champ ainsi que son dynamisme lui confèrent un caractère particulièrement intéressant. On constate, en effet, que l’histoire de l’éducation des filles a déjà donné lieu à un nombre important de recherches empiriques, aussi bien au Québec que dans l’ensemble du Canada. De plus, plusieurs de ces recherches s’inscrivent dans une perspective méthodologique et théorique élargie parce qu’elles rejoignent une réflexion globale sur l’histoire des femmes et qu’elles intègrent de ce fait les débats de fond qui traversent ce champ depuis les trois dernières décennies.
Cependant, rassurez-vous, je ne prendrai pas le temps qui m’est alloué ici pour faire l’éloge de l’historiographie de
l’éducation des filles en la présentant, de façon trop simpliste, comme une « success story ». D’ailleurs, si tel était le cas, comme « les gens heureux n’ont pas d’histoire », les filles et leur éducation risqueraient de disparaître dans un nirvana mortel - ce qui ne réglerait certainement pas le problème de leur visibilité dans la « grande » histoire! En fait, mon objectif, comme je l’expliquais plus haut, est d’analyser plutôt les principaux obstacles auxquels fait face ce nouveau champ de l’historiographie sur la voie qui mène à son intégration dans les synthèses spécialisées en histoire de l’éducation, mais surtout dans les principaux ouvrages de synthèse historique.
Mais que suppose dans les faits une telle intégration? Si l’on envisageait la question sous l’angle strictement quantitatif, on parlerait tout simplement d’une place réservée à l’éducation des filles, d’un espace dont les dimensions ou l’importance pourraient varier d’une synthèse à l’autre - au fond selon la bonne volonté des auteurs concernés. Plus intéressant toutefois, serait d’examiner la forme que revêt une telle place. S’agit-il d’un appendice, simple addendum à l’ensemble de la trame historique évoquée? Ce qui reviendrait en fin de compte à une mise à part, sinon même à l’écart, de l’histoire de l’éducation des filles. On devinera qu’une intégration véritable exige beaucoup plus. Elle exige en particulier de l’auteur d’une synthèse qu’il inscrive l’éducation des filles dans l’ensemble des rapports sociaux qui caractérisent le cadre historique évoqué, qu’il s’agisse de rapports politiques, idéologiques ou économiques. Une démarche d’intégration suppose donc une analyse multifactorielle qui tienne compte à la fois des instances et des groupes sociaux en présence. Il devient alors évident que cet objectif d’intégration devra emprunter nécessairement la voie de la contextualisation, une voie pleine de promesses certes, mais une voie qui constitue aussi, nous en parlerons un peu plus loin, un défi réel.
Appliquée à l’éducation des filles, l’analyse contextuelle permet de dégager des réseaux de causalité multiples et de déceler, en ce faisant, les rapports de pouvoir qui ont marqué le plus souvent les champs et les niveaux de savoir concédés aux femmes. Or, on le sait, de tels rapports ne se donnent pas à voir spontanément lorsque l’analyse historique s’inscrit dans un champ de vision trop étroit. De plus, la contextualisation facilite l’analyse comparative, une forme d’analyse qui est au cœur même de la problématique du genre où s’inscrivent aujourd’hui un grand nombre de recherches en histoire des femmes.
Cependant, on ne peut occulter le fait que la contextualisation induit deux effets contradictoires. D’un côté, elle établit le tracé d’un cercle au centre duquel le sujet à l’étude bénéficie d’un éclairage accru, mais d’un autre côté, elle constitue aussi une sorte de détour qui interfère avec une (hypothétique) ligne directe menant droit aux résultats escomptés. On peut même parler à cet égard d’un facteur bien réel de consommation accrue de temps, donc d’un élément de ralentissement du processus de recherche. Or le temps, nous le savons, constitue une denrée bien précieuse dans l’univers de la recherche et les institutions de haut savoir exigent de nous d’en « gaspiller » le moins possible, pour parvenir au plus vite à la publication de nos résultats. Aussi, le temps supplémentaire investi dans l’analyse contextuelle continuera à représenter à la fois une nécessité et un défi de taille. Pourtant, nous en sommes tous conscients, cette approche n’en demeure pas moins un outil précieux sur le plan méthodologique.
J’ai eu la possibilité de vérifier ce double constat lors de chacune de mes recherches. Je me réfère à ces dernières non pas parce que je les considère comme exemplaires, loin de là, mais parce que ce sont celles dont la genèse, la progression et surtout les difficultés me sont les plus familières. Pour illustrer mon propos, je me limiterai à ma recherche sur la formation offerte aux filles dans deux professions : la diététique et la physiothérapie, au Québec et en Ontario, entre 1930 et 1980. Il s’agit d’une recherche qui fut menée conjointement, durant plus de cinq ans, avec Aline Charles, Johanne Daigle, Johanne Collin, Ruby Heap et Lucie Piché. Pour parvenir à comprendre la dynamique complexe des changements qui intervenaient fréquemment dans les programmes de formation de ces professions, nous avons dû faire chaque fois un détour obligé par l’étude du contexte global du système de santé. C’est seulement à partir de là que nous avons pu constater à quel point ces changements au niveau du savoir étaient tributaires d’un rapport de pouvoir tantôt subtil, tantôt apparent, entre les professions paramédicales étudiées et leurs deux principaux partenaires : les médecins, en tant que membres d’une profession libérale plus ancienne et plus puissante, et l’État, en tant que gestionnaire de la santé. Sans une telle compréhension du cadre contextuel, nous n’aurions jamais été en mesure de saisir à quel point les rapports de pouvoir mentionnés plus haut ont affecté jusqu’au contenu même du savoir professionnel accessible aux filles.
Cependant, cette démarche qui s’avérait indispensable à l’analyse a absorbé près du tiers de la totalité du temps imparti pour la recherche. Malgré cela, je continue à penser que la contextualisation reste un élément-clé de l’intégration de l’histoire de l’éducation, et en particulier de l’éducation des filles, dans les grandes synthèses d’histoire générale. Or, selon moi, les auteurs de ces synthèses, qui ne sont pas nécessairement des spécialistes d’histoire de l’éducation, sont moins portés au travail long et exigeant de contextualisation que nécessiterait une véritable intégration des questions éducatives dans la trame historique évoquée. Pouvons-nous alors, en tant qu’historiens et historiennes de l’éducation, faire le pari qu’en assumant nous-mêmes un tel travail, nous faciliterons en quelque sorte l’insertion de l’éducation dans les grandes synthèses d’histoire générale? Nous reviendrons sur le sujet au terme de l’examen de quelques-unes de ces synthèses.
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Après vous avoir expliqué l’objectif de mon exposé et précisé les grandes lignes de ma problématique, il me reste à vous tracer le plan d’ensemble de mon argumentation. Dans une première étape, je compte faire un bref bilan historiographique pour établir, en quelque sorte, l’état des lieux dans quelques grandes synthèses d’histoire de l’éducation, au Québec et au Canada, bilan dans lequel j’examinerai la place et le statut dévolus à l’éducation des filles. Dans une deuxième étape, je répéterai la même démarche, appliquée cette fois à quelques grandes synthèses d’histoire générale du Québec et du Canada, tant du côté francophone qu’anglophone. J’examinerai tour à tour la place qu’y occupent l’histoire de l’éducation et, plus particulièrement, l’histoire de l’éducation des filles, pour voir dans quelle mesure ces deux champs bénéficient d’une véritable intégration dans les ouvrages considérés. Je serai en mesure d’observer du même coup le statut attribué à l’histoire des femmes dans ces mêmes synthèses.
J’ai sélectionné uniquement des ouvrages publiés pour la plupart entre 1980 et 2000, et je les ai analysés en procédant selon un ordre de progression chronologique. Cela m’a permis d’observer, sur un espace-temps suffisamment long, l’évolution des tendances historiographiques. Je dois préciser également que, dans le cadre limité de cet exposé, j’ai décidé de ne retenir, parmi le grand nombre de synthèses disponibles sur le marché, que celles qui semblent le plus fréquemment utilisées dans le milieu académique.
La nature forcément incomplète de mon échantillon fait en sorte que mes conclusions revêtiront un caractère plutôt indicatif que véritablement démonstratif. J’accepte à l’avanceles limites que cela induira. J’estime, toutefois, que ces limites n’affectent pas pour autant la validité des constats observés et ne remettent pas non plus en cause la réalité de certains problèmes liés à ces constats.
Enfin, en guise de conclusion, j’énoncerai quelques hypothèses explicatives tirées de mes observations historiographiques, et réfléchirai également sur quelques solutions qui pourraient tenir lieu de perspectives d’avenir.
1. La place de l’histoire de l’éducation des filles dans quelques synthèses d’histoire de l’éducation au Québec et au Canada
1.1 Les synthèses d’histoire de l’éducation publiées au Québec
J’ai voulu voir, dans un premier temps, si dans les grandes synthèses d’histoire de l’éducation, l’éducation des filles connaissait un meilleur sort que dans les synthèses d’histoire générale, du moins après 1980. Dans le cadre du temps qui m’est imparti ici, je ne passerai pas en revue l’ensemble des ouvrages que j’ai examinés, mais je retiendrai, à titre d’illustration, quelques exemples que je situerai dans les trois catégories suivantes : 1) la catégorie où l’histoire de l’éducation des filles est carrément absente; 2) la catégorie où cette histoire est présente, mais sans faire l’objet d’un véritable effort d’intégration; 3) et enfin, la catégorie où l’histoire de l’éducation des filles est très bien incorporée à l’ensemble du cadre socio-éducatif évoqué.
En ce qui concerne le Québec, on semble avoir renoncé, depuis les deux dernières décennies, aux grandes synthèses à la manière de la fresque élaborée par Louis-Philippe Audet en 1971, L’histoire de l’enseignement au Québec, 1608-1970, 2 volumes. Par contre, l’ouvrage dont la chronologie et la structure se comparent quelque peu à celles de L.-P. Audet est celui de Bernard Lefebvre, L’école sous la mitre, éditions Paulines, 1980. Cette synthèse, qui porte sur le travail accompli par le Comité catholique du Conseil de l’instruction publique entre 1859 et 1964, couvre un espace chronologique assez vaste. L’ouvrage adopte la forme d’un récit neutre et très descriptif, mais dépourvu malheureusement de toute forme d’analyse. Il a cependant le mérite de transmettre un nombre considérable d’informations pertinentes sur un éventail très vaste de sujets, dont en particulier celui de l’éducation des filles. Faisant œuvre de pionnier dans ce domaine, l’auteur a été à l’assaut d’une série de données relatives surtout aux écoles ménagères et aux écoles normales de filles. Il a fait également l’effort de comparer souvent les programmes et les choix offerts respectivement aux filles et aux garçons. Malheureusement, ces informations très pertinentes ne font, comme je le mentionnais plus haut, l’objet d’aucune analyse et, partant, d’aucune perspective critique. De plus, elles sont parfois incomplètes et, de ce fait, débouchent souvent sur des conclusions qu’on sait aujourd’hui erronées.
Il faut mentionner toutefois que B. Lefebvre a publié cet ouvrage en 1980, avant que ne soient entreprises des recherches systématiques sur l’histoire de l’éducation des filles au Québec. À certains égards, nous le redisons, il a donc fait un travail de pionnier.
La deuxième synthèse examinée est celle de Jean-Pierre Charland, L’entreprise éducative au Québec. 1840-1900, Presses de l’Université Laval, 2000. Cette synthèse constitue un exemple fort réussi de contextualisation et d’intégration de l’éducation des filles à la trame générale d’histoire de l’éducation. Cette problématique est présente dans l’ensemble des thèmes abordés par l’auteur. L’information relative aux filles, ainsi d’ailleurs qu’aux garçons, est non seulement beaucoup plus fouillée que dans l’ouvrage de B. Lefebvre, mais elle est aussi organisée de façon plus systématique et plus cohérente. Surtout, elle donne lieu à une analyse comparative signifiante qui débouche sur des conclusions plus neuves. Ces conclusions viennent à la fois enrichir et nuancer, parfois aussi rectifier, des conclusions antérieures de l’historiographie traditionnelle relative au statut des deux sexes dans l’univers éducatif.
Notons cependant, que pour cette synthèse, publiée vingt ans après celle de Lefebvre, J.-P. Charland disposait d’un bassin bien plus important de recherches et de publications dans le domaine de l’éducation des filles. Il reste que, selon moi, c’est avant tout sa problématique qui lui a permis d’en tirer le maximum.
1.2 Les synthèses d’histoire de l’éducation publiées au Canada
Du côté canadien anglais, j’ai relevé également deux catégories très différentes de synthèses. La première s’apparente à l’approche adoptée par L.-P. Audet. Il s’agit de synthèses où le masculin est censé englober le féminin, ce qui aboutit bien sûr à rendre parfaitement invisible l’histoire de l’éducation des filles. C’est d’ailleurs le plus souvent le cas des synthèses qui privilégient avant tout une dimension strictement politique de l’éducation, à la manière de Ronald Manzer, Canadian Educational Policy in Historical Perspective: Public Schools and Political Ideas, University of Toronto, 1994, ou encore la synthèse de Robert M. Stamp, The Schools of Ontario, 1876-1976, University of Toronto, 1982. Cette dernière, pourtant, comporte une analyse fouillée des structures éducatives, des programmes et de la pédagogie, mais la notion de genre en est presque totalement absente.
A contrario de ce modèle, il y a les synthèses qu’on pourrait qualifier d’exemplaires en ce qui a trait à l’intégration de l’éducation des filles. C’est dans cette catégorie qu’on pourrait placer les deux synthèses de Alexander Brian McKillop, Matters of Mind: The Universities of Ontario, 1791-1951, University of Toronto, 1994, et de Paul D. Axelrod, The Promise of Schooling: Education in Canada, 1800-1914, University of Toronto Press, 1999, 2ème edition. Dans ces deux ouvrages, les auteurs ont très bien intégré les données et les analyses fournies par les recherches de plus en plus nombreuses sur l’histoire de l’éducation des filles au Québec et au Canada. Chez eux, l’information à ce sujet est loin de revêtir la forme d’un simple appendice, mais s’intègre parfaitement au contexte éducatif qu’ils prennent soin de reconstituer. De plus, cette information bénéficie constamment, comme dans le cas de J.-P. Charland, d’une analyse comparative avec la situation des garçons dans chacune des conjonctures et des cadres chronologiques évoqués.
Axelrod et McKillop font ainsi la preuve que l’intégration de l’éducation des filles dans les grandes synthèses d’histoire de l’éducation constitue une démarche très fructueuse sur le plan historiographique dans la mesure où elle confère à ces synthèses un degré plus grand de profondeur et de crédibilité.
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La conclusion qui se dégage de l’analyse de ces synthèses d’histoire de l’éducation, est qu’il existe une différence énorme entre les auteurs qui ont délibérément décidé d’ignorer la catégorie du genre dans leur synthèse et ceux qui ont décidé de l’y intégrer, et même fait l’effort de l’y intégrer à fond, comme dans le cas de Charland, McKillop et Axelrod. Cela suppose de la part de ces auteurs, non seulement l’adoption d’une problématique nouvelle et originale, mais aussi la décision de se tenir au courant des publications qui se sont multipliées depuis les deux dernières décennies sur l’histoire de l’éducation des filles. Ce qui est manifeste, c’est qu’à coup sûr, leur effort débouche sur des synthèses plus signifiantes que celles de leurs prédécesseurs
2.1 Les synthèses d’histoire générale publiées au Québec
La première synthèse que j’ai retenue est celle de Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert, Histoire du Québec contemporain. De la Confédération à la Crise, Boréal, 1979, vol.1, 660 pages.
Dans cette synthèse, l’histoire de l’éducation occupe une part bien modeste puisque, dans un volume de 660 pages, seulement 25 pages traitent de l’éducation. Il s’agit, en grande partie, de l’évolution des structures éducatives, du financement de l’instruction publique, des programmes, des effectifs scolaires et du personnel enseignant. Répartie entre autant de sujets, cette information, déjà restreinte dans son ensemble, ne donne de chacun d’eux qu’un aperçu forcément très bref. Pourtant il s’agit de la synthèse qui, parmi les cinq que j’ai examinées, accorde le plus de place à l’histoire de l’éducation.
La situation est encore plus désolante en ce qui a trait à l’histoire de l’éducation des filles. Ainsi, tout ce qui concerne ces dernières se réduit à quelques bribes d’information qu’on retrouve dispersées çà et là à l’intérieur d’un panorama global de l’éducation, lui-même déjà étroit Mises côte à côte, ces informations touchant les filles ne dépassent pas une page et demie! On ne peut dire que les auteurs ont commis des excès à cet égard. De plus, dans un espace aussi restreint, il ne faut évidemment pas espérer voir ne serait-ce que l’ébauche d’une mise en contexte de l’information transmise.
Il y a lieu cependant de rappeler deux éléments à la décharge des auteurs de cette synthèse. Le premier est qu’en l979, très peu de recherches s’étaient intéressées à l’histoire de l’éducation des filles et les publications dans ce domaine ne dépassaient pas de beaucoup le cadre de quelques mémoires de maîtrise et de quelques articles, qui, par ailleurs, avaient passablement vieilli. Le deuxième élément à la décharge des auteurs est que le peu d’informations qu’ils nous livrent sur l’éducation des filles bénéficie au moins d’une comparaison fréquente avec la situation faite aux garçons durant les mêmes époques. C’est ainsi qu’on accède à des perspectives signifiantes concernant les effectifs et les salaires des institutrices.
J’ai constaté, enfin, que l’Histoire du Québec contemporain constitue la première synthèse d’histoire du Québec qui ait aménagé un certain espace à l’histoire des femmes, un champ dont le développement était alors assez récent. Il s’agit toutefois, comme nous l’avons mentionné, d’un espace très modeste, et dont l’étendue – nous le verrons plus loin, s’avérera hélas stationnaire sept ans plus tard –, mais il demeure que c’était une nouveauté en l979. Intégrer dans une synthèse d’histoire, à caractère à la fois académique et grand public, des connaissances tirées des récentes recherches sur l’histoire des femmes et traitant de leur rapport au travail, à la famille et à l’exercice du pouvoir politique, voilà qui constituait une véritable première dans l’historiographie, même s’il ne s’agissait que d’un humble total de 14 pages (dans un ouvrage de 660 pages!).
Avec la parution du deuxième volume de cette synthèse, intitulé Le Québec depuis 1930, Boréal, l986, 730 pages, et rédigé par les mêmes auteurs – auxquels s’était adjoint François Ricard – il devenait intéressant de voir comment avait évolué, sept ans plus tard, l’ensemble des questions soulevées ici. On aurait pu espérer, en particulier, voir s’améliorer le statut de l’histoire de l’éducation des filles. Or il n’en fut rien.
Cependant, pour être fidèle à mon plan initial, j’examinerai d’abord comment se présente, dans ce 2e volume, la part attribuée à l’ensemble de l’histoire de l’éducation. Force est de constater que, sept ans après, cette part, en chiffre absolu, n’a pas changé : elle s’étend encore sur 24 pages. En fait, elle se trouve, de façon relative, à avoir diminué quelque peu puisqu’on est en présence, cette fois, d’un ouvrage comprenant une centaine de pages de plus que le précédent. Le temps aura donc joué plutôt en défaveur de l’histoire de l’éducation.
L’histoire de l’éducation des filles, quant à elle, semble vouée dans ce deuxième volume à une disparition presque totale dans la mesure où les informations qui s’y rapportent totalisent un peu moins d’une page, alors qu’elles en occupaient le double en 1979. L’indigence à cet égard a donc atteint un nouveau palier. De plus, vu l’espace restreint où elles s’insèrent, ces informations relatives à l’éducation des filles se font encore plus laconiques, plus inachevées et, surtout, elles font encore moins l’objet d’une mise en contexte ou d’une véritable analyse. Ainsi, à propos de l’accessibilité des filles aux études secondaires, on apprend au lecteur, sans s’attarder à une forme quelconque d’explication, que « Pour les jeunes filles, le choix offert après le primaire est fortement conditionné par l’idéologie qui définit le rôle de la femme comme « reine du foyer » et responsable des soins à sa famille. »; c’est pourquoi, nous dit-on, « on les encourageait [plutôt] à s’inscrire dans les écoles ménagères régionales qui prennent un essor à partir de 1937 sous la direction de l’abbé Albert Tessier… » Le paragraphe se termine sur une note qui se veut plus rassurante, précisant que «Pour une minorité de jeunes filles cependant, il existe le pensionnat privé, l’école normale ou le cours classique» (p. 93-94). Trois filières qui, présentées de cette façon, semblent être sur le même pied, alors que nous savons bien qu’il n’en était rien puisque ni le coût des études, ni l’accessibilité n’étaient semblables. De plus, nous ne saurons jamais, à partir d’informations aussi succinctes, quels étaient les multiples facteurs qui, autant et sinon plus que le facteur idéologique mentionné par les auteurs, contribuaient à limiter les choix éducatifs offerts aux filles. On pense aux facteurs d’ordre économique (revenu des familles et obligation ou non de gagner rapidement sa vie, postes inaccessibles aux filles sur le marché du travail même avec un diplôme d’études secondaires, etc.) ou aux facteurs d’ordre politique, qui revêtaient souvent la forme d’une discrimination structurelle, comme le contenu différencié des programmes « allégés » destinés aux filles au niveau secondaire public jusque vers le début des années 1950, ou encore au faible nombre d’institutions de niveau post secondaire qui leur étaient réservées. Enfin, les lecteurs de cette synthèse ne sauront pas non plus quels étaient le nombre et le statut des filles par rapport aux garçons dans les diverses filières éducatives que cet ouvrage évoque, surtout dans celle du niveau universitaire.
Les mêmes informations très brèves, la même absence de mise en contexte et d’analyse comparée se retrouvent quelques pages plus loin dans cette synthèse quand on y traite des institutrices. De ces dernières, on nous dira par exemple que « l’écart est considérable entre les hommes et les femmes… », mais sans pousser plus loin le commentaire, alors que, dans le tableau qui figure dans la même page, le lecteur attentif constate que cet écart, dit « considérable », méritait d’être un peu plus précisé dans la mesure où les institutrices s’avéraient gagner un salaire moyen trois fois et demie moins élevé que celui de leurs homologues masculins (p. 96). Il s’agit là d’anomalies qui méritaient certainement un supplément d’explications.
Pourtant, plusieurs recherches avaient commencé à déblayer le champ de l’histoire de l’éducation des filles dès le début des années quatre-vingt. Elles avaient donné lieu déjà à quelques mémoires et articles de revue et, surtout, à un certain nombre d’ouvrages bien documentés publiés au cours des cinq années qui avaient précédé la parution du 2e volume de l’Histoire du Québec contemporain. Ainsi, en l982 avait paru un ouvrage important sur les écoles ménagères, celui de Nicole Thivierge : Écoles ménagères et instituts familiaux. Un modèle féminin traditionnel, IQRC, 475 pages, suivi en 1983 par l’ouvrage dirigé par Micheline Dumont et moi-même : Maîtresses de maison, maîtresses d’école, publié chez Boréal, 413 pages. Il s’agissait en fait du même éditeur que celui qui avait publié l’Histoire du Québec contemporain, mais l’expérience nous montre qu’en ce qui concerne l’histoire de l’éducation des filles, il aurait été plus profitable de partager avec nos collègues historiens les mêmes objectifs intellectuels que le même éditeur. Le constat est donc alarmant : pendant que les publications relatives à l’éducation des filles progressaient de façon notoire, la place réservée à ce nouveau champ de connaissance diminuait, et cela, dans une synthèse historique qui connaissait pourtant un grand succès de librairie, en même temps qu’une grande popularité dans le monde universitaire.
Il faut noter, cependant, que si l’éducation des filles était la parente pauvre de ce 2e volume de l’Histoire du Québec contemporain, le statut de l’histoire des femmes ne s’y était pas, quant à lui, détérioré, même si l’espace que cette histoire occupait continuait à être bien modeste : 15 pages au total, qui intégraient, comme dans le premier volume, des connaissances relatives au travail des femmes, à leur rapport à la famille et à l’exercice du pouvoir politique. Le problème le plus important restait encore celui de la place accordée à l’éducation des filles.
La troisième synthèse que nous avons analysée est celle de Jacques Lacoursière : Histoire populaire du Québec au 20e siècle, l896 à l960, vol 4, Septentrion, 1999, 411 pages. Dans cet ouvrage, où la dimension politique l’emporte sur tout le reste, l’histoire de l’éducation est elle-même presque inexistante. Il s’agit d’un ensemble d’informations portant sur les querelles politiques entourant la question des écoles séparées au Manitoba et en Ontario. Le tout occupe un maigre total de 3 pages (sur une synthèse qui en compte 411 !).
Ici également, en ce qui a trait à l’histoire de l’éducation des filles, le décompte et le constat sont vite faits : ce champ de l’histoire, pas plus d’ailleurs que celui de l’histoire des femmes dans son ensemble, n’a sa place dans cette synthèse qui s’annonce pourtant comme une « Histoire populaire ». Peut-on supposer que, dans l’esprit de l’auteur, les femmes n’entrent pas dans la catégorie dite « populaire », se situant peut-être au-dessus, ou encore au-dessous? Quant à l’éducation des filles, elle devait être perçue comme un domaine qui n’a pas de lien évident avec le jeu politique, celui de la grande politique s’entend, un terrain (de jeu?) réservé non seulement aux hommes, mais aux hommes importants.
La quatrième synthèse historique examinée débouche sur un constat plus encourageant en ce qui concerne l’histoire de l’éducation, mais toujours aussi désolant en ce qui a trait à l’histoire de l’éducation des filles. Il s’agit de l’Histoire du Canada. Espace et différences, de Jean-François Cardin et Claude Couture, Presses de l’Université Laval, édition 2000, 397 pages. Dans ce volume où l’histoire de l’éducation a la part belle puisqu’elle occupe 30 pages environ – une véritable première dans les synthèses historiques du genre – l’éducation des filles n’a tout simplement pas sa place. Les auteurs ont peut-être pris pour acquis que, comme dans la grammaire française, le masculin englobait tout simplement le féminin.
Enfin, dans la cinquième et dernière synthèse examinée, soit celle de Jacques Lacoursière, Jean Provencher et Denis Vaugeois, Canada, Québec, 1534-2000, Septentrion, 2001, 591 pages, l’histoire de l’éducation se réduit à quatre maigres pages, pendant que celle de l’éducation des filles ainsi que l’histoire des femmes d’ailleurs s’avèrent là aussi totalement absentes. On aurait pu croire que, parvenus à l’an 2001, nous allions voir enfin les choses s’améliorer à cet égard. Il n’en était rien ! Il y avait encore des historiens qui estimaient légitime d’ignorer totalement dans leurs synthèses les très nombreuses publications désormais disponibles dans le domaine de l’éducation et de l’histoire des femmes.
Dans une deuxième étape, nous allons voir comment se présentent les mêmes thèmes étudiés, soit l’histoire de l’éducation, l’histoire de l’éducation des filles et l’histoire des femmes, dans six grandes synthèses historiques de langue anglaise, publiées également au cours de la dernière décennie.
2.2 Les synthèses d’histoire générale publiées dans le reste du Canada
Les deux premières synthèses examinées sont celle de Douglas Neil Sprague, The Structure of Canadian History since Confederation, Prentice Hall, 1990, 483 pages, et celle de Arthur Isaac Silver, editor, An Introduction to Canadian History, Canadian Scholars’ Press, 1991, 811 pages, qui est en fait l’ouvrage d’un collectif d’auteurs. J’ai regroupé ces deux synthèses dans la mesure où elles présentent des traits communs par rapport aux thèmes qui nous intéressent ici. J’ai pu constater qu’aucune des deux n’inclut d’informations, ni sur l’histoire de l’éducation, ni sur l’histoire des femmes et de leur éducation, même si chez Silver, on retrouve quelques bribes d’information de type ethnographique sur les femmes amérindiennes.
La troisième synthèse historique retenue est celle de John Michael Bumsted, The Peoples of Canada: A Post-Confederation History, Oxford University Press, 1992, 581 pages. L’histoire de l’éducation y occupe une place modeste en termes quantitatifs, soit 13 pages au total, mais c’est un ensemble d’informations à la fois condensées et diversifiées, présentant une dimension politique d’abord, mais aussi pédagogique et sociale. Dans cet ouvrage, l’éducation n’est pas comprise comme un univers à part, mais s’intègre à la trame historique générale, l’auteur replaçant chacune des questions traitées dans un contexte beaucoup plus large. Ainsi, le développement du système éducatif et sa plus grande démocratisation au cours de l’après-guerre sont mis en rapport avec le développement industriel et le besoin en main-d’œuvre qualifiée, ainsi qu’avec la croissance démographique liée au « baby boom » dont est témoin cette période. Cependant, l’histoire de l’éducation des filles est presque absente de ce tableau. L’auteur ne lui concède qu’une demi-page lorsqu’il est question d’enseignement supérieur. Il compare alors, sans les commenter toutefois, le nombre et la moyenne d’âge des effectifs professoraux masculins et féminins, ainsi que leurs niveaux de scolarité respectifs. Quant à l’histoire des femmes, elle ne souffre pas non plus d’un excès d’informations. Elle se répartit sur un modeste 11 pages et fait l’objet, contrairement à l’histoire de l’éducation, d’une analyse très superficielle.
La quatrième synthèse analysée est celle des auteurs Alvin Finkel, Margaret Conrad et Veronica Strong-Boag, History of Canadian Peoples: 1867 to the Present, Copp Clark Pitman Ltd., 1993, 631 pages. Dans cet imposant ouvrage où les questions sociales occupent une place importante, la part faite à l’histoire de l’éducation reste très mince. Ce sujet est réparti en effet sur un maigre total de 10 pages. Il s’agit surtout de la dimension politique des questions liées à l’éducation, plus précisément des conflits entre majorités et minorités religieuses et linguistiques dans certaines provinces. Il n’est presque pas question d’histoire de l’éducation des filles. Quant à l’histoire des femmes, elle occupe une place modeste dans cette synthèse où l’on traite de façon plutôt succincte du travail féminin, du rapport des femmes à la famille et du mouvement des suffragettes, une situation d’autant plus étonnante que deux des trois auteurs sont des historiennes chevronnées qui ont fait leur marque dans la recherche et l’enseignement en histoire des femmes.
La cinquième synthèse examinée est celle de Desmond Morton, A Short History of Canada, McClelland et Stewart, 1997, 363 pages. De cette synthèse, comme de certaines de ses homologues québécoises, il y a hélas peu de choses à dire, excepté qu’elle incarne une approche traditionnelle de l’histoire, comprise avant tout comme une saga d’événements politiques, qu’ils soient de grande ou de petite envergure. Dans ce type de synthèse, l’histoire sociale occupe très peu de place. Quant à l’histoire de l’éducation et l’histoire des femmes, elles sont tout simplement inexistantes, perçues probablement comme étrangères à l’univers politique et aux rapports de pouvoir qui le caractérisent.
La sixième et dernière synthèse analysée est celle de R. Douglas Francis, Richard Jones et Donald B. Smith, Destinies, Harcourt, Canada, 2000, 4e édition, 597 pages. Dans cet ouvrage, l’histoire de l’éducation, qui totalisait une quinzaine de pages dans l’édition de 1992, n’en occupe plus qu’une douzaine huit ans plus tard. Quant à l’éducation des filles, qui déjà n’avait droit qu’à une page environ dans l’édition de 1992, elle disparaît tout simplement du décor. Pourtant, dans cette dernière édition, l’histoire des femmes a progressé quelque peu : l’information qui s’y rapporte se répartit désormais sur 22 pages (au lieu de 18 antérieurement) où l’on traite du rapport des femmes au travail, à la famille et au pouvoir politique. Mais l’éducation des filles reste tout de même la parente pauvre de cet ensemble.
La conclusion qui se dégage de l’analyse de ces six synthèses est que l’histoire de l’éducation occupe une place très modeste dans trois d’entre elles (13 pages; 10 pages; 12 pages) et qu’elle demeure à peine visible dans les trois autres. L’histoire de l’éducation des filles, quant à elle, est à l’état de traces dans une seule synthèse, où elle occupe une demi-page, et elle est totalement inexistante dans les cinq autres. Constat désolant s’il en est.
Cependant, dans l’univers universitaire canadien anglais, on ne peut ignorer la place importante qu’occupent les synthèses historiques d’un type particulier que sont les Readers. C’est pourquoi nous avons examiné quatre d’entre elles dont la publication se situe également au cours de la dernière décennie, et nous leur avons appliqué la même grille d’analyse que pour les synthèses historiques précédentes. Il s’agit de :
Robert Douglas Francis et Donald B. Smith, Readings in Canadian History Post-Confederation (Holt, Rinehart and Winston et Harcourt Brace & Co, éd. de 1990, 1994 et 1998).
Ian McKay, The Challenge of Modernity. A Reader on Post-Confederation Canada (McGraw-Hill, 1992).
John Michael Bumsted, Interpreting Canada’s Past. Vol.Two. Post-Confederation (Oxford University Press, 1993, 2e édition).
Chad Gaffield, Constructing Modern Canada. Readings in Post-Confederation History (Copp Clark Longman, 1994).
Cet examen aboutit aux constats suivants :
1. L’histoire de l’éducation dans son ensemble est totalement absente de ces Readers.
2. L’histoire de l’éducation des filles est présente, sous forme de deux articles seulement, dans deux Readers : a) celui de R. Douglas et Donald Smith, édition de 1990, qui comprend un article de Veronica Strong-Boag : « Growing Up Female » - on ne reverra plus d’articles sur l’éducation des filles dans les éditions de 1994 et 1998; b) celui de J.M. Bumsted, éd. de 1993, qui intègre un article d’Alison Prentice et de Marta Danylewycz, « Canadian Education before the Great War ».
Bien peu de choses au total sur le sujet.
Pourtant, en ce qui a trait à l’histoire des femmes dans son ensemble, les Readers examinés accordent à ce champ une place substantielle, nettement plus importante que celle que lui réservent les synthèses historiques examinées. Toutefois, il s’agit encore, pour l’essentiel, des mêmes thèmes qui sont traités dans les synthèses historiques examinées plus haut, soit le rapport des femmes au travail, à la famille et les luttes pour le suffrage féminin.
* * *
Une comparaison entre les synthèses historiques de langues française et anglaise aboutit à la conclusion manifeste que l’histoire des femmes a fini par se tailler une place plus importante dans les Readers que dans les synthèses historiques, que ces dernières soient de langue française ou anglaise. Cependant, dans les deux catégories linguistiques, l’histoire générale de l’éducation est peu présente et, quand elle l’est, c’est la dimension politique des conflits sociolinguistiques qui prédomine. Enfin, en ce qui concerne l’histoire de l’éducation des filles, elle reste la grande absente des synthèses d’histoire générale, ou bien lorsqu’elle s’y trouve, c’est sous la forme de traces, variant entre une demi-page et deux pages. Comment interpréter une telle indigence?
Conclusion
Pour tenter d’expliquer les conclusions qui se dégagent de cette étude, j’avancerai quelques hypothèses explicatives qui revêtent en même temps la forme d’interrogations. On pourrait les résumer ainsi :
1. Alors que l’histoire de l’éducation des filles a fait l’objet d’un effort de contextualisation et d’intégration important dans plusieurs synthèses d’histoire de l’éducation, c’est loin d’être le cas dans la presque totalité des synthèses d’histoire générale du Québec et du Canada. Se pourrait-il que l’histoire de l’éducation soit perçue par la majorité de nos collègues comme une histoire spécialisée et, comme telle, une histoire à part? Trop spécialisée et trop à part pour être facilement intégrée à l’histoire dite « générale »? Est-ce à dire, qu’au fond, elle ne serait pas considérée comme partie intégrante de l’histoire sociale, alors que, depuis plus de deux décennies, le travail, le syndicalisme, les mouvements sociaux ou même la santé, qui sont inclus d’office dans ce nouveau champ historiographique qu’est l’histoire sociale, ont réussi à imposer leur existence à l’histoire politique traditionnelle. Il semblerait que l’éducation, quant à elle, ne parvient à le faire qu’à partir de sa dimension politique, la seule qui continue, apparemment, à lui assurer une certaine légitimité, et donc une place, si modeste soit-elle, au sein de la majorité des synthèses d’histoire générale. On y verra ainsi défiler des personnages politiques importants, des lois scolaires liées à certains conflits politiques, mais beaucoup plus rarement des questions relatives au financement des écoles, à la fréquentation scolaire, aux programmes ou aux enseignants.
2. Se pourrait-il également que ce peu d’empressement à inclure l’éducation dans la trame historique générale soit en plus lié à une certaine compartimentation des structures universitaires actuelles? En effet, dans plusieurs universités, l’histoire de l’éducation est souvent à cheval entre deux mondes, celui des départements d’histoire et celui des facultés d’éducation, deux mondes qui, dans bien des cas, évoluent dans des réseaux de recherche et de diffusion différents. Et ce, malgré le fait que, pour plusieurs d’entre nous, le passage d’un réseau à l’autre ne fait aucun problème (la composition du public d’un colloque comme celui-ci en est d’ailleurs la preuve).
3. Quant à l’éducation des filles, il se pourrait qu’elle souffre du même problème dont a longtemps souffert l’histoire des femmes elle-même : nos collègues ne l’intègrent pas à la trame historique générale dans la mesure où ils ne savent tout simplement pas – ou ne se donnent pas la peine de savoir - comment raccorder les sujets qui s’y rapportent au contexte historique global auquel ces sujets se rattachent. Un problème que nous-mêmes, historiens et historiennes de l’éducation, ne contribuons pas à résoudre lorsqu’il nous arrive à notre tour de négliger dans nos recherches la dimension contextuelle.
C’est d’ailleurs possible que ce soit cette même difficile contextualisation qui joue en faveur de l’histoire des femmes dans les Readers, une formule qui favorise la juxtaposition de différents sujets, des sujets qu’on n’a plus dès lors le devoir de placer dans leur contexte respectif.
Notons toutefois que les hypothèses avancées ici ne présenteront un caractère heuristique véritable que dans la mesure où elles seront vérifiées plus tard au moyen d’un plus grand nombre d’études empiriques sur le sujet. De toute évidence, il nous faudra explorer bien des avenues encore avant de parvenir à régler de façon satisfaisante le problème du statut actuel de l’histoire de l’éducation et, encore plus, celui de l’invisibilité de l’histoire de l’éducation des filles dans les grandes synthèses historiques à venir. Il s’agit donc d’une histoire, ou plutôt de futures histoires, à suivre de près.