Mélanie Chabot. L’éducation des adultes au Québec (1930-1980). Témoignages. Préface d’Émile Ollivier. Montréal, Éditions Saint-Martin, 2002, 92 p.
L’éducation des adultes est un phénomène culturel et social qui n’a pas commencé avec la Révolution tranquille. Le livre de Mélanie Chabot nous le rappelle utilement dès son point de départ en établissant une double périodisation, la première s’échelonnant de la fin des années 1930 au début des années 1960, et la seconde des années 1960 au début des années 1980.
Exercice de mémoire, dont l’ambition est d’apporter une contribution originale à l’histoire de l’éducation des adultes au Québec, le document de Chabot repose essentiellement sur les témoignages de dix-sept artisans, qui, sur cinq décennies, ont travaillé à l’implantation et au développement d’une activité considérée comme essentielle au progrès de la société québécoise et à l’accession des gens à une citoyenneté pleine et responsable. Ces témoignages ont été recueillis, dans la presque totalité des cas, grâce à la technique de l’entrevue ouverte et semi-dirigée. Chabot est responsable de la sélection des citations, de la rédaction des liens et de la mise en contexte.
De la première période se dégage l’impression d’une sorte d’âge d’or au cours duquel les initiatives pionnières et tâtonnantes foisonnent, tributaires qu’elles sont de techniques d’animation sociale empruntées aux sciences sociales ou développées sur le terrain par les différents mouvements d’Action catholique alors en pleine expansion. Les milieux agricoles, syndicaux, d’Action catholique, certains partis politiques comme le C.C.F. et quelques groupes universitaires font partie de la cohorte de ceux qui ne ménagent ni leur temps ni leurs efforts pour améliorer le sort et la conscientisation de personnes qui n’ont eu ni la possibilité ni le choix de se scolariser adéquatement. Tous ces gens engagés dans l’éducation des adultes se regroupent d’ailleurs sous un organisme appelé la Société canadienne d’éducation des adultes qui se transforme par la suite en Institut canadien d’éducation des adultes (ICEA), dont le travail est indissociable des transformations de l’éducation survenues au Québec à partir de 1960.
Avec l’arrivée de la Révolution tranquille, la donne change radicalement. L’éducation des adultes est intégrée aux divers réseaux du système d’éducation en voie de restructuration. Les nouvelles expériences se multiplient, mais, en même temps, l’institutionnalisation comporte plusieurs effets pervers, du moins de l’avis de certains artisans de la première heure, le tout étant aggravé par l’entrée en force du gouvernement fédéral dans le domaine de l’emploi et indirectement dans le financement de l’éducation des adultes au niveau des provinces. Le vent de contre-réforme axé sur l’employabilité et le désengagement apparent du gouvernement provincial, qui survient dans les années 1970, entraînent, au début de 1980, la création d’une importante commission d’enquête présidée par Michelle Jean. La commission accouche d’un rapport substantiel qui n’aura, semble-t-il, pas de suite, les importantes récessions de 1983 et 1987 amenant le gouvernement provincial à faire d’importantes « rationalisations » dans le domaine de l’éducation des adultes.
Le livre de Chabot, dont la publication est parrainée en partie par l’Institut canadien d’éducation des adultes, m’inspire deux remarques. En premier lieu, l’auteure assume entièrement la responsabilité de la sélection des extraits d’interview, des liens et de la mise en contexte, sans jamais nuancer les propos de certains intervenants. Or chacun sait, sans nécessairement partager toutes les réticences de Bourdieu en ce qui concerne les «constructions» des mémoires et de la mémoire, que, parmi les acteurs sociaux qui se penchent sur leur passé, certains ont parfois le recul un peu myope, d’autres succombent sans le vouloir à la tentation d’idéaliser leur temps, et que quelques-uns ont franchement mauvaise mémoire. Un exemple ? Une affirmation comme celle de Michel Blondin, sur les raisons de la création de l’Université du Québec (p. 48) mériterait d’être sinon franchement contredite du moins considérablement nuancée : c’est l’explosion démographique des années 60 qui commande l’expansion de l’offre dans le secteur de l’enseignement supérieur. Cela est vrai pour les universités comme pour les cégeps.
Ma deuxième remarque concerne l’institutionnalisation de l’éducation des adultes après 1960 et son arrimage, trop prononcé de l’avis de certains, aux problèmes plus conjoncturels de l’emploi. Là-dessus, on pourrait discuter ad nauseam. En éducation, les problèmes du long et du court terme, de l’optique humaniste par opposition à l’optique pratique, du savoir désintéressé par opposition au savoir utile, de la formation générale par opposition à la formation plus pointue, divisent les spécialistes et interpellent constamment les responsables des programmes.
Or, pour être efficace, l’éducation aux adultes, qu’on appelle désormais l’éducation continue après l’avoir qualifiée pendant longtemps d’éducation permanente, ne peut se planifier d’une façon abstraite, intemporelle. Elle doit être incarnée dans le temps, l’espace et le vécu des gens. Bref coller à la réalité économique et sociale. À l’heure actuelle, l’un des grands défis de l’enseignement professionnel au niveau des cégeps n’est-il pas de se positionner pour répondre aux besoins des régions ? À quoi servirait de former des tonnes d’infirmières, si les débouchés sont limités ou n’existent pas ?
Cela dit, le recueil de témoignages réunis et ordonnés par Mélanie Chabot, qui travaille actuellement à un mémoire de maîtrise portant sur le rôle de l’ICEA entre 1946 et 1960, constitue un premier déblaiement et un premier survol du sujet, et, à ce titre, peut être considéré comme une contribution intéressante dans un secteur important, voire capital, de l’histoire de l’éducation au Québec.
Martial Dassylva
Université du Québec à Montréal