Review Essay / Essai critique
Les musées : témoins et éducateurs des sociétés
Plusieurs observateurs partagent de plus en plus l'idée que le musée en soi témoigne non seulement de l'expression culturelle et intellectuelle d'une société donnée mais devient désormais un magnifique laboratoire où l'on peut saisir, en pleine ébullition, les tenants et aboutissants des enjeux sociaux d'une civilisation en mouvance. Pour ceux et celles qui se sont penchés sur l'histoire des musées dans la société canadienne notamment, on s'est rapidement rendu compte qu'au-delà des pôles d'intérêt, entre le curieux et le studieux, qui tenaillent les musées depuis leur naissance au pays, il y a une gamme d'événements qui interviennent à la faveur de leur évolution. Quand on parcourt, ne serait-ce que sommairement, les XIXe et XXe siècles de notre histoire culturelle, on observe des tensions inhérentes à une société à la fois héritière des traditions européennes et porteuse de pratiques novatrices du Nouveau Monde. De tout temps, la vie culturelle est demeurée tributaire du développement économique dans nos sociétés et cette relation de dépendance financière influence constamment le devenir de nos musées qui, vus sous cet angle, se développent qu'on le veuille ou non au gré de la bienfaisance, qu'elle soit privée (mécénat), publique (État) ou encore communautaire (volontariat). Et c'est justement cette apparente fragilité qui les rend si passionnants à suivre dans les dédales d'un parcours souvent capricieux. C'est ce que la réunion des comptes-rendus des publications récentes en muséologie illustre à merveille et nous dévoile au grand jour ce constat.
Étant davantage centrées sur les deux derniers siècles montréalais avec une revue d'ensemble de type panoramique suggérée par Hervé Gagnon et une étude pointue de type monographique avancée par Brian Young les histoires ici relatées nous révèlent cette même et simple vérité. Vérité d'autant plus difficile à admettre quand on aborde la question du
rôle éducatif du musée dans la société. S'agit-il en fait d'un simple relais au travers d'une course à obstacles contre l'ignorance, la bêtise et la rentabilité ou encore le musée possède-t-il de réels moyens pour éveiller les consciences et susciter la connaissance véritable? Voilà une question de fond que nous ne pouvons malheureusement qu'effleurer car tous les auteurs convoqués conviendront que nous sommes seulement à l'orée d'une recherche plus fondamentale en muséologie. Cette science qui, par l'afflux de nombreuses autres, trouvera enfin sa voie en cernant avec plus d'acuité non seulement le rôle des musées dans la société mais en vérifiant sa capacité réelle de transmettre de la culture et du savoir. Puisque depuis les débuts de la muséologie, on s'est davantage penché sur ce que le musée est et surtout a été (avec de nombreux travaux historiques), alors que le véritable questionnement va commencer quand on se posera la question de ce que le musée fait et pourquoi est-il capable de le faire si bien? Voilà un programme pour lequel nous devrions tous nous sentir interpellés. Et à ce chapitre, on peut dire que déjà la recherche en éducation muséale, par son audace, a ouvert des pistes drôlement intéressantes (par exemple les travaux du GRIMEA en témoignent) que l'on ne pourra plus négliger encore très longtemps si l'on veut faire avancer, un tant soit peu, notre science.
Hervé Gagnon. Divertir et instruire. Les musées de Montréal au XIXe siècle, Sherbrooke, Éditions GGC, 1999, iv, 241 p.
L’histoire du musée est un des parents pauvres de la pratique historienne internationale. Hormis le travail savant de quelques chercheurs clés (je pense ici, à titre d’exemple, aux Canadiens Raymond Duchesne et Raymond Montpetit, aux Français Krzysztof Pomian et Dominique Poulot, aux Britanniques Kenneth Hudson et Eilean Hooper-Greenhill ou aux Américains Edward P. Alexander et Joel J. Orosz), l’étude du passé de l’institution muséale est un domaine suscitant peu de curiosité dans le monde savant, et presque aucun intérêt auprès du grand public cultivé. C’est que l’objet d’étude de cette manière de faire l’histoire jouit, dans le monde des pratiques culturelles, d’une position un peu particulière. Si, comme on nous le rappelle presque ad nauseam, l’historiographie d’hier mettait presque toujours de l’avant l’étude des élites, du politique et des hauts faits d’armes, celle qui s’impose aujourd’hui favorise également l’étude d’une gamme d’objets diversifiée, dont le musée semble exclu. Ainsi, à titre d’exemple, l’histoire des pratiques culturelles au Québec qu’on associe presque immédiatement à l’histoire de l’institution muséale a plus particulièrement privilégié, depuis quelques décennies, l’étude des idées et des idéologies, de la production et des pratiques littéraires, du théâtre et des pratiques culturelles populaires, en lieu et place de celle des musées. On a bien vu au cours des années 80 et 90 un sursaut d’intérêt pour l’étude de la machine muséale, dans la foulée de la création des premiers programmes universitaires en muséologie, tout comme celle de nouveaux musées nationaux d’envergure. Néanmoins, l’intérêt des chercheurs québécois (et étrangers) semble s’être amoindri depuis quelques années. Quant à ceux qui perpétuent la tradition de chercheur en muséologie, leurs champs d’étude les amènent plus souvent à explorer des questions associées à la réception par le public, à la mise en marché du musée ou au rôle exercé par cette institution dans l’univers des communications qu’à l’interprétation de l’histoire de cette institution.
Divertir et instruire. Les musées de Montréal au XIXe siècle, de Hervé Gagnon, s’inscrit dans la production des dernières décennies du vingtième siècle, dont l’objectif était de mieux faire connaître l’histoire des pratiques muséales québécoises d’hier. Cet ouvrage, qui dresse un panorama exhaustif de ces pratiques dans le Montréal du XIXe siècle, raconte l’histoire de la petite vingtaine de lieux muséaux créés ou virtuellement créés - dans l’ancienne métropole du Canada durant cette période. Si certaines de ces institutions occupent encore une place clé dans le paysage culturel de la ville le Musée des beaux-arts ou le Château Ramezay, par exemple , force est de reconnaître que la plupart de celles-ci sont disparues des mémoires depuis belle lurette. La fenêtre que nous ouvre l’auteur sur « ces modes d’expression d’une société » permet donc au lecteur de découvrir l’existence d’une facette de la vie culturelle montréalaise, aujourd’hui oubliée. Entre 1800 et 1900, comme nous le rappelle Hervé Gagnon, la Métropole ne fait pas que passer du statut de petite ville provinciale avec ses 10 000 habitants recensés en 1816 à celui de ville continentale ou internationale, avec près de 300 000 habitants en 1901 ; elle se dote également de nombreuses institutions culturelles, musées en tête. Je ne veux pas commenter ici la qualité et la pérennité des infrastructures mises en place. Comme on sait, le caractère biculturel et bilingue de la société montréalaise semble avoir freiné, plus souvent qu’à son tour, le développement harmonieux des institutions culturelles associées traditionnellement à une grande ville comme Montréal. Qu’on pense ici à la saga qui a entouré la création de la première bibliothèque municipale d’envergure, par exemple. Ceci dit, et en mettant de côté le particularisme montréalais, le travail de l’auteur contribue à mettre en valeur un dynamisme culturel qui mérite d’être rappelé.
Dans son essai consacré à une histoire socio-économique et culturelle de l’institution, l’auteur s’inspire de travaux contemporains (Pomian, Montpetit et Dubé pour ne nommer que quelques auteurs associés à cette mouvance) pour nous proposer une typologie muséale bipolaire qui serait à la source de la genèse des musées québécois. La première catégorie de cette typologie rassemble les musées studieux ou savants, et la seconde les musées curieux ou de divertissement. Les premiers sont animés par des représentants d’une bourgeoisie éclairée, souvent réunis en sociétés savantes, et qui se sont donné pour but d’accumuler des collections, de les étudier et de diffuser le savoir extrait de ces études en permettant la contemplation des témoins de la culture matérielle conservée ; les musées de la seconde catégorie sont plutôt l’œuvre d’entrepreneurs commerciaux à la recherche d’un profit qui, tout en collectionnant et en présentant le produit de leur travail, visent à divertir le public par la mise en scène du curieux, de l’exotique ou de l’extraordinaire. À partir de ce postulat, Gagnon dresse, dans un premier temps, l’histoire de la mus
éologie de divertissement à Montréal. Celle-ci, dont l’origine doit être retracée, selon l’auteur, dans les nombreuses expositions itinérantes qui visitent Montréal durant la première moitié du XIXe siècle, connaît une popularité constante jusqu’à la fin de la période, voire jusqu’à nos jours. L’enracinement de cette manière de faire de la muséologie, promue par des entrepreneurs dont l’auteur nous donne un portrait précis et fascinant, prendra au fil du temps le visage des cabinets de curiosités et des musées de cire, puis celui de parcs d’attraction à vocation culturelle. Du côté de la muséologie à vocation savante, Gagnon accorde autant d’importance à décrire les acteurs sociaux à l’origine de la création de cette forme de musée. Ces hommes (et plus rarement ces femmes), amateurs éclairés soucieux du bien public, vont s’attacher à mettre sur pied trois types d’institutions muséales aux contours plutôt flous, mais au programme idéologique clair : le musée consacré à l’étude des sciences de la nature, si populaires au XIXe siècle et dont l’essence est étroitement liée au développement économique du pays ; le musée d’art, refuge d’une bourgeoisie un peu effrayée par les conséquences sociales liées à l’industrialisation massive de la société montréalaise ; enfin, le musée d’histoire, garant d’un passé qu’on souhaite immuable et incubateur d’un nationalisme canadien encore en devenir.
Dans la mesure où le projet de l’auteur était ici de dresser un portrait socio-économique et culturel permettant de mieux comprendre le rôle et la place occupés par les musées dans la société montréalaise, le lecteur peut considérer que l’objectif poursuivi a été atteint. Comme nous le rappelle l’auteur en conclusion, « le musée n’est nullement un produit en vase clos mais constitue plutôt l’expression de la société qu’il habite ». À la lecture de Divertir et instruire. Les musées de Montréal au XIXe siècle, nous comprenons mieux le rôle exercé par la bourgeoisie montréalaise dans la définition d’institutions culturelles qui, chacune à leur manière, participent à la construction d’une identité nationale, tout en confortant cette même classe sociale dans son rôle de leader culturel. Par la pratique de la muséologie savante, l’élite bourgeoise confirme ainsi ses devoirs et ses privilèges en réservant à ses membres l’accès au monde des musées. De cette manière, ce groupe social peut participer d’une manière originale au développement économique, et ce, en favorisant l’étude de l’histoire naturelle, tout en développant un cadre idéologique propice à la définition d’une nouvelle identité nationale. Bref, Gagnon dresse un portrait exhaustif, et souvent pointu, des facettes socio-économiques et idéologiques associées au premier siècle de la muséologie montréalaise. Bien documenté, accompagné de nombreux portraits d’acteurs clés et de tableaux passionnants mettant en lumière les pratiques culturelles du temps, l’essai de cet auteur doit être considéré, à juste titre, comme la première véritable histoire des musées québécois, malgré ses limites spatio-temporelles, dans la mesure où les problématiques abordées éclairent notre connaissance de l’ensemble de l’expérience muséale québécoise. Si cet ouvrage doit beaucoup au travail de pionnier mené par des auteurs comme Raymond Montpetit, Philippe Dubé ou Jean Trudel, Hervé Gagnon innove, grâce à une étude quasi exhaustive des sources primaires et secondaires disponibles, en nous proposant plusieurs exemples bien documentés permettant de confirmer les intuitions de ces derniers.
Cet essai aurait cependant gagné en clarté si celui-ci avait pris un peu plus de distance avec la thèse de troisième cycle qui est à son origine. Cette dernière, formée de quelques articles publiés dans divers périodiques au cours des années 1990, n’évitait pas les redites. De même, le lecteur peinait parfois à voir les liens entre chacun des chapitres, rédigés à des fins parfois étrangères. La force de la démonstration de Gagnon s’en trouvait ainsi amoindrie. À cet égard, la courte conclusion de deux pages, proposée par l’auteur dans l’essai présenté ici, reflète cette faiblesse constatée à la lecture de la thèse, un peu comme si l’auteur avait peiné à tirer de la masse d’information présentée quelques idées maîtresses allant au-delà des constats les plus évidents. Dans le même ordre d’idées, le lecteur aurait parfois souhaité une meilleure mise en contexte internationale de l’histoire des musées montréalais, ce souhait étant tout naturel dans le cadre d’une monographie consacrée à un phénomène associé à une certaine forme d’histoire coloniale, ce qu’est indubitablement l’histoire des musées canadiens.
Ces derniers commentaires ne doivent cependant pas amoindrir la qualité du travail de l’auteur. Si ce n’était que pour le triple et très intéressant portrait socio-économique, démographique et culturel du Montréal du XIXe siècle, l’ouvrage de Gagnon mériterait déjà de figurer parmi les œuvres à l’origine d’une nouvelle pratique historienne, l’histoire des musées.
Claude-Armand Piché, Ph.D.
Agence Parcs Canada, Montréal
Michel Allard et Bernard Lefebvre, dir. La formation en muséologie et en éducation muséale à travers le monde, Sainte-Foy, Éditions MultiMondes, 2001, 193 p.
Penser la formation des personnels de musée
La muséologie est une jeune discipline en quête de connaissances et de reconnaissance ce qui, au premier regard, contraste avec l’ancienneté du musée depuis longtemps légitimé par la gloire du lieu associé aux sciences. Bien qu’il s’agisse d’un champ d’étude spécifique relativement nouveau et en pleine expansion, l’examen de la pertinence des formations dans le vaste domaine de l’action culturelle occupe depuis longtemps les premières loges d’un questionnement salutaire. En somme, la question peut se résumer en ces termes : de quel type de formation avons-nous besoin pour exercer avec compétence dans le domaine? Soit une formation disciplinaire approfondie sur le thème développé par le musée (art, histoire et sciences sont globalement les trois grands champs de connaissances abordés par le musée), soit plutôt une formation autre, liée cette fois à la médiation des contenus vers différents publics? Voilà une question qui demeure centrale en muséologie et c’est à celle-ci qu’un groupe de chercheurs a tenté, non pas tant d’y répondre, mais de faire le point sur une dimension fort importante en regard de la formation des personnels de musée.
Dans le cadre d’un colloque international tenu à Montréal en octobre 1998 au Musée de Pointe-à-Callières, un forum d’échanges a débattu avec vigueur la question suivante « L’éducation muséale : qu’en est-il de la formation ? ». On semble ici avoir discuté ferme des liens qui peuvent unir le musée, l’école et l’université et c’est avec la participation des représentants d’une dizaine de pays (Angleterre, Australie, Belgique, Brésil, Canada, Espagne, États-Unis, France, Grèce, Viêt-Nam) que l’on a pu explorer les logiques professionnelles et universitaires qui, parfois, diffèrent de points de vue sur certains sujets. Ce colloque était, pour tout dire, l’aboutissement d’une démarche d’enquête conduite à l’échelle internationale, entreprise en 1996, et par laquelle on voulait faire un examen des formations diplômantes en muséologie un peu partout dans le monde afin de cerner la place de l’éducation muséale dans les programmes d’enseignement supérieur et d’en dégager, éventuellement, un modèle pour assurer une meilleure intervention éducative au musée. Cette somme méritait évidemment d’être publiée et c’est sous la direction de Michel Allard et Bernard Lefebvre que l’ouvrage est enfin paru en 2001 sous le titre, La formation en muséologie et en éducation muséale à travers le monde.
Cet ouvrage se divise sommairement en trois parties où l’on traite successivement des nouvelles identités professionnelles, des programmes de formation et, enfin, où l’on esquisse quelques pistes de réflexion. Au chapitre des identités professionnelles, on nous fait remarquer avec clarté et pertinence l’émergence de nouvelles pratiques qui amènent leur lot de nouveaux profils d’exercice du métier de muséologue. Le musée, de plus en plus perçu comme un moyen complémentaire de formation à la disposition des écoles ou des publics en général, doit nécessairement revoir le type de compétences qu’il souhaite s’adjoindre pour remplir, de façon adéquate et satisfaisante, sa mission recentrée vers l’action éducative. Ce changement de paradigme à l’intérieur du musée même exige nécessairement des ajustements de la part des formations qui ont une finalité professionnalisante. On peut donc mettre en rapport la complexification de la division du travail en musée avec le changement de modèle organisationnel pour enfin s’interroger à sa source sur les programmes de formation dans le domaine.
Dans une suite logique, après avoir noté une métamorphose du musée (perpétuelle qualifieront certains) qui a une incidence sur ses pratiques, il fallait alors établir un état des lieux des cursus de formation dans divers pays en vue d’identifier les tendances lourdes qui orientent actuellement les formations de niveau universitaire. À travers la relation université-école-musée, divers modèles éducatifs sont examinés où l’on souligne à la fois dissemblances et constantes. Une des marques qui semble pointer vers l’avenir, c’est l’apparition du concept de médiation culturelle qui, progressivement, se taille une place de choix dans les formations diplômantes, notamment en France où l’on en recense plus d’une cinquantaine. Le « passeur culturel » est en voie de devenir un nouveau modèle de pratique muséale qui détermine déjà certaines structures de formation. Globalement, les programmes universitaires existent dans les pays occidentaux dits développés depuis 25 ans en moyenne et l’adéquation des formations aux emplois demeure une vaste problématique puisque la nouvelle division du travail muséal requiert obligatoirement de nouvelles qualifications. Dans l’étude de la relation entre profession et formation, il y a une interrogation constante entre l’aval et l’amont de la professionnalisation du secteur de l’action culturelle et, en conséquence, sur la restructuration des cursus de formation.
Au chapitre des pistes de réflexion qui font suite à cet état critique de situation, on s’interroge sur le sens de l’intervention éducative et de la place du travail pédagogique au musée. On parle de guidance dans les musées belges; alors que, plus près de nous, on préfère s’associer à l’action culturelle où le champ de la coopération école-musée est au cœur des préoccupations. Ailleurs, on jongle avec l’idée de pédagogie de l’alternance où les programmes de formation sont fondés sur des stages en milieu professionnel. Cet aller-retour constant entre pratique et théorie permet un ajustement judicieux des paramètres, tant ceux de formation que ceux liés à l’exercice professionnel du travail muséal.
Tout ceci nous amène à prendre la juste mesure de la formule maintenant consacrée « l’école a besoin du musée et les musées des écoles », formule à laquelle il convient d’ajouter depuis dix ans déjà que l’université a besoin du musée et, de plus en plus, le musée des universités. Car sans une réflexion approfondie sur l’action éducative en musée et sur ce qui la prépare avec compétence, nous n’en serions pas à considérer avec sérieux le statut académique du champ disciplinaire qu’est devenue la muséologie en tentant, comme elle l’a fait, d’abord de répondre à la fois aux exigeants critères de la profession et dans la même foulée, de les dépasser pour des raisons épistémologiques.
Pour conclure ce bref compte rendu, nous voudrions saluer avec enthousiasme la parution de cet ouvrage qui rappelle avec force l’à-propos de l’action éducative dans les musées et combien il est essentiel de lui assurer une place de choix dans les formations existantes et à venir. Nous aurions souhaité que la vaste enquête menée par le GREM (Groupe de recherche sur l’éducation et les musées) fasse état de la longue tradition soviétique. En effet, malgré le démantèlement du régime politique, l’héritage culturel de ces pays témoigne encore aujourd’hui d’une profonde richesse en ce domaine particulièrement. De fait, l’actuelle fédération de Russie, et l’Arménie notamment, ont mis en place par le passé des structures vouées à l’action didactique dans les musées, et ce, bien avant que l’Occident agisse dans ce champ. Il aurait été intéressant, par cette occasion, de nous instruire sur cette question d’actualité, d’autant que le titre de l’ouvrage suggère un tour du monde qui, ici, n’est pas tout à fait complet. Par ailleurs, la grande qualité de cet ouvrage collectif, c’est de rendre compte d’une vaste enquête scientifique qui est le résultat d’une étude relativement étendue pouvant faire le bilan, même si provisoire, sur un point cardinal de la muséologie actuelle. Cette somme de communications nous a en effet convaincu que « l’éducation muséale a conquis, au sein de la muséologie, son espace intellectuel, son langage et ses méthodes » (p. 191) et nous allons devoir, dans les prochaines années, actualiser nos programmes en conséquence. Il s’agit là d’un fait de plus en plus probant que la réalité de l’exercice professionnel nous confirme tous les jours avec insistance et cet ouvrage nous le rappelle ici avec un jugement sûr.
Philippe Dubé
Département d’histoire
Université Laval
Brian Young. Le McCord. L’histoire d’un musée universitaire 1921-1996. Montréal, Éditions Hurtubise HMH, 2001, coll. Cahiers du Québec, 127, 288 p. Traduit de l’anglais par Marie-Cécile Brasseur.
L’histoire des musées au Québec constitue un champ de recherche lié à l’histoire culturelle, sociale et éducative du Québec, qui a jusqu’ici été peu exploré. Malgré de nombreux articles dispersés dans diverses revues et l’ouvrage fondamental d’Hervé Gagnon sur les musées de Montréal au XIXe siècle1, il existe peu de monographies sur l’histoire des divers musées du Québec. Aussi, l’histoire du Musée McCord d’histoire canadienne publié d’abord en anglais chez McGill-Queen’s par l’historien Brian Young en 20002 apporte-t-elle une contribution importante à ce chapitre.
Professeur d’histoire à l’Université McGill depuis 1975, utilisateur assidu des ressources du musée pour son enseignement, membre du conseil d’administration du musée de 1990 à 1995, Brian Young a entrepris une histoire engagée de l’évolution du McCord. En effet, c’est sur un ton parfois très personnel, qui tient à l’occasion plus du plaidoyer que de l’histoire dans laquelle il est lui-même impliqué, qu’il termine sa rédaction.
Dans une longue introduction qui résume le contenu du livre, l’auteur rappelle que c’est la crise des années 1990 au musée qui a déclenché ce projet d’écriture. « La crise, dans son sens réel, a plutôt résulté du fait que ni l’élite anglophone de l’Université ni celle de la Fondation McConnell n’ont réussi à protéger les fonctions de recherche et d’enseignement au musée» (p. 36), écrit-il. Il s’agit aussi d’une crise qu’ont vécue ou que vivent encore les institutions muséales qui, faute d’un financement de base suffisant, sont partagées entre les moyens de financer leurs opérations en attirant un large public (marketing et commercialisation) et les moyens de poursuivre la recherche et l’enseignement à partir de l’utilisation et de la mise en valeur de leurs collections (étude et documentation).
Le livre se divise en cinq chapitres. Le premier chapitre, « Bâtisseurs de l’histoire, 1760-1807 » porte sur l’histoire de la famille McCord et sur David Ross Mc Cord (1844-1930), collectionneur passionné de Canadiana. Sa collection de même que les archives qui l’accompagnent envahiront sa résidence de Temple Grove, qui devient un musée privé. Peu à peu, au début du XXe siècle, il cherchera le moyen de mettre cette collection à la disposition du public. L’auteur situe bien cette démarche dans le contexte victorien de l’époque et le développement des musées.
Le deuxième chapitre, « La construction d’un musée, 1908-1955 » (en anglais « Making a Museum ») concerne l’établissement du musée universitaire. Il débute par le legs à l’Université McGill de la collection de David Ross McCord. Celui-ci espérait que sa collection « allait d’emblée devenir non seulement le centre historique du Canada Ό mais bien un lieu de pèlerinage et d’étude » (p. 89). Il ne se doutait pas que le musée ouvert en 1921 dans la maison Jesse Joseph allait demeurer sur le campus « une institution négligeable, accessoire, voire même embarrassante, la grande aiguille d’un autre siècle, un vestige des fortunes et de l’intellectualisme amateur de jadis » (p. 88). David Ross McCord n’assistera pas à l’ouverture du musée; épuisé par la maladie, il sera déclaré aliéné en 1922 et interné. Son ami, l’avocat, poète et historien amateur William Douw Lighthall, défendra à McGill la destinée du musée qui s’était donné deux objectifs en 1924, soit collectionner les objets canadiens et enseigner l’histoire du Canada. L’auteur nous résume bien les difficultés de gesti
on, de financement et d’intégration à la bureaucratie universitaire ainsi que les effets de la Grande Crise, qui allaient mener à la longue fermeture du musée de la maison Jesse Joseph de 1936 à 1954. Pendant la fermeture, les collections demeurent à la disposition des chercheurs, mais on ne peut répondre adéquatement aux demandes d’information. La maison Joseph tombant en ruines, on doit même, en 1954, replacer tant bien que mal les 30 000 objets d’ethnographie du McCord dans la maison A.A. Hodgson que vient d’acquérir l’université. Malgré de déplorables conditions de conservation, la valeur des collections est à ce point reconnue par les historiens qu’on fait don à McGill des Archives photographies Notman en 1956 et, en 1957, des collections de costumes et de textiles qui font toujours aujourd’hui la grande réputation du musée.
Intitulé « Culture de femmes au musée 1921-1975 », le troisième chapitre s’avère d’une lecture fascinante. On découvre comment « la plupart des professeurs et des administrateurs universitaires se sont montrés ambivalents à l’égard du musée, dès son ouverture en 1921, si bien qu’on l’a relégué aux mains des femmes employées, donatrices et bienfaitrices. [Ό] Affables, instruites, anglophones et protestantes, ces femmes proviennent de l’horizon ethnique et de la classe protégée environnant le campus de McGill » (p. 134). Plus intéressées à la culture matérielle que les historiens universitaires, elles n’hésitent pas à l’utiliser pour l’éducation des écoliers, leur présentant une histoire plus sociale que militaire, et à faire don au musée de leurs trésors de famille. L’auteur rend un hommage tout spécial à Isabel Dobell qui, embauchée à temps partiel en 1955, et devenue directrice de 1970 à 1975, « impose le musée à une université réticente et finir par en voir la réouverture en 1971 » (p. 149). Elle réussira à aller chercher à l’extérieur de l’Université les appuis financiers nécessaires pour convertir l’ancien édifice de l’association des étudiants, rue Sherbrooke, en un musée reconnu pour la qualité de sa présentation, de ses expositions et ses recherches. Elle s’emploie à obtenir des fonds d’exploitation accrus mais doit constamment défendre son autonomie et celle du musée du contrôle de l’Université McGill. Durant les années 1964-1965, la crédibilité du musée est aussi rehaussée par l’engagement, entre autres, de J. Russell Harper comme conservateur en chef et de Stanley Triggs comme conservateur des Archives Notman.
Dans le quatrième chapitre, « Un musée public, années 1970 et 1980 », l’auteur tente de situer la vie du McCord dans une époque de changements profonds et de débats tant sur les plans politique que muséologique au Québec. Ces deux décennies sont marquées d’une part par la prise de conscience des gouvernements de l’importance des musées pour la vie culturelle aussi bien à Québec qu’à Ottawa prise de conscience accompagnée de financement- et d’autre part par le développement rapide d’une muséologie professionnelle propre au Québec. L’auteur relate l’éternelle crise financière qui mènera en 1980 à l’incorporation du McCord en société sans but lucratif à qui l’Université confiera la gestion de ses collections. Cette incorporation permettra d’obtenir des subventions gouvernementales, mais sera source de nombreux conflits internes qui s’accentueront d’autant plus que les approches muséologiques seront différentes, que l’Université tentera de garder le contrôle du musée sans trop savoir quelle mission lui donner et que les gouvernements feront des pressions pour ouvrir le musée à l’ensemble du public québécois (p. 190).
Les luttes successives dans la décennie 1980 sur le prix d’entrée, l’aliénation, la recherche, la responsabilité sociale liée aux objets autochtones, et l’autonomie de leur service, ont eu raison de la volonté des conservateurs. En dépit de leurs pétitions et de leur révolution de palais, ils se sont révélés incapables de se défendre contre la muséologie changeante, l’hostilité d’un conseil conformiste, et les priorités culturelles des administrations fédérale et provinciale qui éloignent les musées de leur vocation de conservation et de recherche (p. 221).
Ces deux décennies marquent la crise de croissance des musées québécois et leur passage d’un concept qui origine du XIXe siècle à un concept du XXe siècle. Les difficultés vécues par le McCord pour s’adapter à des méthodes de gestion contemporaines sont bien représentatives de ce passage et sont accentuées du fait qu’il a toujours été rattaché à l’Université McGill perçue au Québec comme une enclave réservée aux anglophones (p. 196), ce qui influence la fréquentation du musée par les francophones.
Le dernier chapitre, dont la traduction littérale se lit « Connexions manquées, 1987-1996 », décrit l’expérience de l’auteur profondément engagé dans l’évolution du musée. Pour mieux situer la crise qu’il a vécue au sein des conseils d’administration, il faut rappeler que depuis le départ d’Isabel Dobell en 1975, il n’y avait pas eu de directeurs au McCord, mais successivement trois conservateurs en chef jusqu’à la nomination de Shirley Thomson comme directrice de 1982 à 1985. Celle-ci apporta au musée une certaine capacité à « concilier recherche et programme public » (p. 204). Son successeur Luke Rombout, directeur de 1985 à 1993, réussit la réouverture du musée au public, à la suite d’un projet de réaménagement et d’agrandissement majeur qu’il mena de main de maître et qui fit du McCord un des plus beaux musées du Québec. C’est en effet grâce à un don fabuleux de 20 millions de dollar en 1986 versés par la Fondation J.W. McConnell dont les liens avec McGill remontaient loin dans le temps pour l’expansion du musée que le McCord put enfin devenir une institution dont les plans architecturaux spécifiaient qu’elle allait servir à la « recherche, l’enseignement, l’exposition et le programme public » (p. 238). La Fondation McConnell ne se contenta pas de payer l’expansion : elle créa aussi la Fondation du Musée McCord qu’elle dota de 10 millions additionnels pour maintenir les opérations du musée, dégageant ainsi McGill, qui en demeurait propriétaire, d’une lourde responsabilité financière.
Après le départ de Luke Rombout, le conseil d’administration confia à Claude Benoît la direction du musée. Issue d’une firme d’ingénierie culturelle, « la nouvelle directrice n’éprouve pas la moindre empathie pour l’œuvre intellectuelle ou la recherche universitaire » (p. 245). Les choses se gâtent rapidement au musée. Les conservateurs sont exclus de la prise de décision concernant les acquisitions. Les expositions sont préparées par des consultants de l’extérieur. Après son départ en 1993, Stanley Triggs n’est pas remplacé. On engage cependant un directeur de la commercialisation en 1996 et, la même année, le conseil d’administration adopte un plan d’entreprise orienté vers la clientèle et le marché. La crise éclate publiquement lorsque Pamela Miller, archiviste au McCord depuis 1973, est renvoyée et qu’on annonce le démantèlement des archives historiques qui font pourtant partie des collections du musée depuis sa fondation et qui sont inhérentes à un musée universitaire d’histoire. Les protestations affluent de partout. Et l’auteur d’écrire au recteur, sans grand résultat, « que le renvoi de l’archiviste est un coup de Jarnac’ porté aux activités conjointes de l’Université et du musée en matière de recherche et d’enseignement, une formule assurant la médiocrité et le déclin du musée’ » (p. 252).
La conclusion du livre, heureusement, rassure le lecteur sur le McCord d’aujourd’hui, qui s’est stabilisé depuis la nomination, en 1998, de Victoria Dickenson, qui possède à la fois un doctorat en histoire canadienne et une vaste expérience des musées. Les archives historiques sont finalement restées ouvertes. L’auteur profite de cette conclusion pour adresser des questions fort pertinentes à l’Université McGill, aux membres du conseil d’administration, à la communauté anglophone de Montréal et aux bienfaiteurs du McCord.
En définitive, Brian Young a écrit un livre fort bien documenté et passionnant à lire. Il a fait du Musée McCord un objet d’étude fouillé et personnel révélateur de la communauté anglophone de Montréal, de l’Université McGill et de l’enseignement de l’histoire canadienne qui s’y fait. En même temps, il a su bien décrire les hauts et les bas de l’histoire d’un musée universitaire dans l’évolution du contexte muséologique du Québec.
Jean Trudel
Département d’histoire de l’art
Université de Montréal.