Au début des années 1990, le recours collectif des « orphelins de Duplessis » a mis en lumière l'expérience de ces enfants orphelins, abandonnés, déviants, délinquants ou en danger qui ont laissé peu de traces dans l’histoire, sauf celle de leur passage dans des institutions administrées par les communautés religieuses du XIXe siècle jusqu'à la Révolution tranquille au Québec. Largement médiatisée, la prise de parole publique des orphelins a révélé la troublante absence d'études fiables sur l’histoire de ces institutions d'enfermement des enfants au Québec. L’étude de Sylvie Ménard comble une partie de ce vide. Le livre porte plus particulièrement sur la question de la rééducation des jeunes délinquants au Québec entre 1840 et 1950, d'un triple point de vue : celui du législateur, celui du clergé et, enfin, du point de vue des Frères de la Charité chargés de la direction de l'Institut Saint-Antoine devenu, en 1873, le Mont-Saint-Antoine (MSA).
En première partie de l'ouvrage, l'auteure se penche sur l'émergence et l'évolution des politiques relatives à l'enfance délinquante ou en besoin de protection au Québec. Elle nous montre comment, par le biais des institutions d’abord, ces politiques ont modifié le statut légal des mineurs, augmenté le pouvoir de contrainte de l'État et, peu à peu, amenuisé la distinction entre délinquants et enfants en danger. Entre 1840 et 1950, les institutions pour enfants délinquants au Québec ont évolué des établissements carcéraux pour adultes (1840-1858) à la prison de réforme pour mineurs (1857-1869), puis à l'école de réforme (1869-1950) dont les visées étaient essentiellement la rééducation des délinquants par l'apprentissage d'un métier et des valeurs morales de l'enseignement religieux. En deuxième partie de l'ouvrage, l'auteure aborde son étude de cas : le Mont-Saint-Antoine de Montréal dont elle suit l’évolution de 1873 à 1909. Pour la période postérieure, les archives du MSA ne semblent pas avoir été accessibles à l’exception du dossier C9-1B. La troisième partie de l'étude porte sur le développement du réseau des institutions d’enfermement québécoises de 1869 à 1950. La loi de 1950 établissant les écoles de protection de la jeunesse met fin au régime d'enfermement de la jeunesse délinquante ou en besoin de protection au Québec.
On apprend beaucoup de l'ouvrage de Sylvie Ménard. Ses analyses des résultats de recherche dans les registres d'écrou de la population mineure de la prison de Montréal entre 1853 et 1858 (p. 28-31), des populations de la prison de réforme Saint-Vincent-de-Paul et du MSA jusqu'en 1908 (p.103-26) sont particulièrement intéressantes. Par ces analyses, se dessine un portrait du délinquant assez proche de son vis-à -vis britannique, Oliver Twist, le héros du roman de Charles Dickens. Comme lui, le délinquant québécois provient de milieux défavorisés urbains et vit dans une société en processus d'urbanisation et d'industrialisation dans laquelle l'abandon ou l’irresponsabilité des parents, le vagabondage et le larcin sont passibles d'enfermement pour près de trois ans. Mis à part les six photographies des enfants du MSA, ce sont les seuls endroits de l’étude où l'on aperçoit les enfants comme tels et où l’on comprend ce que signifiait au quotidien l'enfermement pour ces petits travailleurs. Ces photographies d’enfants aux regards empreints de gravité aident le lecteur à comprendre l’esprit des lieux. Il est dommage que l’éditeur ait choisi de présenter la reproduction du portrait de Mgr Bourget, étrangement choyé des historiennes, en lieu et place d’une photo de plus, même floue, de ces petits détenus dans leurs lieux de vie et de travail. Au-delà de cet irritant, le lecteur appréciera cette partie de l'ouvrage où l'auteure analyse l'origine sociale et ethnoculturelle des délinquants, le régime de vie et le régime disciplinaire du MSA avec une extraordinaire neutralité (p.127-82). Par ailleurs, les enfants délinquants sont le tiers absent du discours. Dans cette étude, il est surtout question des cerbères, de leur action et de leur idéologie.
À cet égard, l'étude de Sylvie Ménard présente un intérêt certain pour comprendre la genèse des institutions comme le MSA au moment où le Gouvernement fédéral cède aux gouvernements des provinces canadiennes les responsabilités des institutions pénales en 1867. L’auteure fait une solide analyse des lois relatives à l’enfance délinquante et en danger et nous montre la différence entre les lois et leur application dans le contexte où l’État québécois, en l’absence de systèmes de taxation, n’est pas en mesure d’assumer ces responsabilités. Elle analyse les circonstances dans lesquelles les enfants des prisons de réforme ont été confiés aux Frères de la Charité et les motifs de ce choix. On découvre à quel point l'action et les « tractations » de Mgr Bourget et de l'élite conservatrice ultramontaine proche de la Société Saint-Vincent-de-Paul ont été déterminantes dans la délégation des responsabilités par le législateur québécois aux Frères de la Charité, depuis peu établis au Québec. Selon l’auteure, il s'agit, de la première victoire du clergé dans « l'accaparement du système d'éducation québécois » (p. 90).
Pourtant, une enquète menée en 1893 pour le compte du Gouvernement provincial sur l’efficacité éducative du MSA devait montrer que les Frères de la Charité avaient de lourdes insuffisances en matière d’éducation. En effet, les résultats de l'enquète ont révélé que les petits protégés des Frères de la Charité recevaient un enseignement de niveau primaire, beaucoup d’enseignement religieux et qu'ils travaillaient le plus clair du temps comme main-d’œuvre non rémunérée en atelier pour des manufacturiers ou dans l'apprentissage incomplet d'un métier toujours déterminé par les besoins du marché. Cela a précipité le MSA dans une crise majeure et une profonde remise en cause de ses objectifs de formation de travailleurs. D’ailleurs, les manufacturiers eux-mêmes dénonçaient la concurrence déloyale du travail non rémunéré des enfants délinquants du MSA auprès des pouvoirs publics bien avant la crise de 1893. Les Frères de la Charité ont donc été tenus d’améliorer la qualité de leur enseignement primaire tout en mettant sur pied un enseignement de niveau secondaire compatible avec l’apprentissage d’un métier.
Il n’y a pas d’analyse du discours des Frères réformateurs pas plus que de compte-rendu systématique de leurs conceptions de l'éducation, alors que ces acteurs sociaux ont été tellement prolixes sur ces questions. Par souci de neutralité, Sylvie Ménard a laissé les acteurs sociaux s’exprimer très longuement sans les commenter à l'exception de son analyse sur le « discours de la réussite », seul argument des Frères de la Charité pour conjurer la crise de 1893 (p.177-80). Comme en témoignent son appareil critique et sa bibliographie, l’auteure a procédé à un dépouillement considérable de sources dont elle aurait pu tirer profit. Il me semble que dans ce corpus, il y avait matière à dégager la matrice de cette idéologie de prophylaxie sociale qui a dominé les milieux de la rééducation durant plus d'un siècle. En outre, l’analyse aurait permis de prendre une distance critique par rapport à ce discours idéologique et à la seule solution proposée : l'enfermement.
En définitive, la force de cette étude est son aptitude, sur le long terme, à nous permettre de suivre les chemins laborieux par lesquels les progrès en matière de traitement de l’enfance déviante et délinquante ont été possibles et bien réels au Québec. Bien que le lecteur sera sans doute saisi d’effroi par le sort réservé à ces enfants délinquants placés en institution, il partagera avec l’auteure ce jugement optimiste au terme de l’ouvrage. En outre, il considérera qu’il s’agit là d’acquis sociaux précieux qu’il nous faut préserver. En effet, les progrès dans le traitement de l’enfance déviante et délinquante, si modestes soient-ils, sont toujours susceptibles d’être mis en cause, comme nous le rappelle le préfacier, Jean Trépanier. En raison de cela et pour l’avenir, cette étude menée pendant plus de douze ans dans le cadre d'une recherche doctorale au sein de l'équipe du Centre d'histoire des régulations sociales est utile et nécessaire.
Cylvie Claveau
Université du Québec à Chicoutimi