Dans l’introduction, l’un des auteurs remarque que « l’étude de l’éducation militaire jouit d’une vague de popularité ». C’est vrai, mais celle-ci demeure peu développée si on la compare à d’autres champs de la sociologie et de l’histoire militaires. À cet égard, cette publication qui traite essentiellement de l’éducation des militaires canadiens mérite l’attention.
L’ouvrage est divisé en cinq volets : les débuts de l’éducation militaire, l’éducation militaire au Canada depuis le Régime français, les formations offertes aux officiers supérieurs, l’éducation militaire et la révolution de l’information et, enfin, la culture et l’éducation militaire dans l’avenir. En tout, dix-sept contributions de Canadiens et d’étrangers qui cherchent offrir un panorama général et diversifié sur la question. Or, si l’idée est louable, il n’est pas sûr que la profondeur de certains articles et la cohérence de l’ensemble permettent d’atteindre cet objectif.
La première partie, qui traite des débuts de l’éducation militaire, offre un texte intitulé L’enseignement supérieur au Québec, XIXe et XXe siècles. Son auteur trace un aperçu complet et intéressant de cette question mais n’aborde pas, ce qui est dommage, la question de l’éducation militaire. On a la fâcheuse impression que le texte se perd un peu dans l’ensemble. L’article suivant établit des liens et des parallélismes entre l’instruction militaire et civile en France, de la Troisième République à aujourd’hui. L’auteur fait ressortir les défis de l’une et de l’autre et souligne l’utilité sociale, comme lieu de savoir-faire et de pédagogie, du service militaire universel. Il affirme même qu’« en matière de pédagogie, l’armée n’a rien envier l’éducation nationale » (p. 55). Un texte rempli d’heureuses comparaisons qui déboulonnent certains mythes.
Les chapitres formant la deuxième partie vont au cœur du sujet. Celui sur « Les élèves-officiers au Canada de 1685 à 1760 » aborde un mal sujet mal connu et peu documenté. D’ailleurs, l’auteur décrit bien qui sont ces jeunes Canadiens qui deviendront officiers dans les compagnies franches de la Marine. Par contre, ses réflexions sur le régime d’enseignement des élèves-officiers en Nouvelle-France, si solides soient-elles, demeurent des spéculations. On souhaite qu’il continue d’approfondir le sujet. Le texte sur « L’éducation des militaires du rang de 1855 à l’armée du futur » soulève à la fois l’enthousiasme et la réserve. Il s’agit d’un sujet peu discuté et qui pourtant est à l’ordre du jour dans les Forces canadiennes. La tentative maladroite de définir les concepts d’« entraînement », d’« instruction », de « formation » et d’« éducation » militaires est oubliée lorsqu’on en vient au sujet. Bien des gens apprendront alors l’existence de l’« Université kaki », nom donné à l’organisation mise en place en 1917 et chargée des programmes d’éducation destinés aux militaires du Corps expéditionnaire canadien afin de faciliter leur réintégration à la vie civile. L’expérience, qui se conclut avec la démobilisation et le retour des troupes au pays, est renouvelée en 1945. L’auteur affirme qu’elle a été dans les deux cas assez fructueuse, mais il est incapable de dire combien d’hommes du rang (les militaires qui n’ont pas de grade d’officier) ont profité des programmes entre 1917 et 1919. Dans le cas de la seconde expérience, les données sont disponibles et permettent de dire que les programmes offerts en langue anglaise ont suscité un réel intérêt chez les hommes du rang. Par la suite, l’auteur fait un « grand bond dans le temps » (p. 137) pour offrir quelques réflexions sur l’éducation des militaires du rang aujourd’hui. Il souligne le fait que les Forces canadiennes n’exigent « pas plus de dix années de scolarité à l’enrôlement d’un militaire du rang »(p. 137), alors qu’on peut penser raisonnablement que plusieurs autres forces armées dans le monde ont des critères d’admission semblables ou même inférieurs. Il utilise par la suite un sondage interne du ministère de la Défense nationale de 1998 afin d’analyser les niveaux d’éducation des membres du rang. Or, si les statistiques apportent d’intéressantes pistes, on ne voit aucun parallèle avec l’évolution récente du perfectionnement professionnel. Rien ne semble s’être passé depuis ce sondage. C’est ici que la réserve se manifeste.
Le texte sur la contribution du Collège militaire royal (CMR) de Saint-Jean à la mise en place d’un corps d’officiers bilingues retient l’attention pour deux raisons. D’abord parce qu’il met adroitement en perspective la question du bilinguisme chez les officiers canadiens et, qu’ensuite, il souligne la contribution du défunt CMR à la qualité générale de l’éducation militaire. Aujourd’hui encore, le niveau de bilinguisme des officiers canadiens est largement lié à leur origine linguistique. En général, les élèves officiers et les candidats officiers de langue française atteignent plus facilement et rapidement le niveau exigé. Le seul reproche que l’on peut faire à l’auteur est de négliger ce qui s’est fait depuis la fermeture du CMR en 1995. Les accomplissements sont nombreux et ils profitent de manière non négligeable au bilinguisme et à l’éducation des futurs jeunes officiers.
Les textes sur les formations offertes aux officiers supérieurs offrent des perspectives différentes. L’un d’entre eux trace le développement et l’évolution de l’Académie de l’État-major général polonais entre 1947-1990. Il fait ressortir l’omniprésence du grand frère soviétique et le rôle du contexte idéologique de la Guerre froide. Aussi intéressant soit-il, il n’établit cependant aucune comparaison avec les institutions d’enseignement militaire de l’Ouest. Le texte sur le Collège de l’armée de terre cherche à établir des correspondances entre les éléments du programme d’enseignement aux officiers supérieurs de l’armée et l’environnement stratégique entre 1946 et 1973. L’impact de la Guerre froide et le passage de la tradition britannique à l’influence américaine sont examinés avec soin. L’étude est fouillée et bien documentée. Elle fait ressortir la tension entre la formation professionnelle et la culture générale, tension qui existe presque partout ailleurs dans les autres institutions militaires et qui ne concerne pas uniquement les officiers.
Le chapitre sur les enjeux de la connaissance dans les Forces canadiennes risque de laisser le lecteur sur son appétit. Le fil conducteur de la pensée de l’auteur n’apparaît pas clairement. Il traite de questions fondamentales (le recrutement et le capital humain) mais on ne saisit pas tous les liens qu’il croit démontrer. Certaines idées, allusions ou références semblent contestables ou douteuses, d’autres presque certainement erronées (entre autres, la supposée « dé-matérialisation » de la guerre (p. 210). Les problèmes de recrutement et de rétention, fondamentaux dans les Forces canadiennes, sont évoqués mais malheureusement peu développés.
La dernière partie de l’ouvrage s’amorce avec un texte intitulé « La culture militaire et l’éducation militaire professionnelle ». Dans ce texte assez remarquable par la clarté de son propos, l’auteur soutient qu’il n’existe pas une vision d’ensemble en matière de formation dans les Forces canadiennes et que plusieurs initiatives excellentes se perdent à cause de l’inexistence d’une orientation stratégique définie. Selon lui, les Forces canadiennes éprouvent de la difficulté à définir leur « culture » institutionnelle et organisationnelle. Cette difficulté engendre un malaise et, surtout, une relative incapacité à transmettre les valeurs que l’on souhaite voir dans l’organisation. Cet inconfort déteint passablement sur le type de formation militaire professionnelle que l’on cherche offrir. S’agit-il d’offrir des connaissances liées à la culture et aux valeurs militaires, aux habilités techniques requises pour l’exercice de la guerre, ou encore au développement de la sagesse et du jugement? L’auteur apporte sa réponse. Puisque le militaire est un professionnel ayant une fonction unique dans la société (celle d’utiliser la force armée à des fins internes ou externes), toute formation offerte à des militaires ne devrait jamais perdre de vue que la conduite de la guerre est ce pourquoi les armées existent. Cette vision ne renie pas l’importance d’une solide formation générale; elle suggère simplement de mettre l’accent sur les matières ou les domaines ayant des liens directs avec cette activité humaine qu’est la guerre.
Le lecteur qui aura lu tous les chapitres de ce livre, issu des travaux d’un colloque tenu en mars 2002 au Collège militaire royal du Canada, a un certain mérite : celui de résister un ensemble assez inégal de textes. Il arrive souvent que cela soit le cas avec les ouvrages collectifs. Il n’est pas facile de regrouper en cinq thèmes plus d’une quinzaine de contributions et d’en faire davantage ressortir les forces que les faiblesses. Les trois codirecteurs de l’ouvrage avaient fort à faire. Par contre, cela n’excuse pas le caractère un peu superficiel ou moins pertinent de certaines contributions qui semblent ne pas avoir été retouchées par leurs auteurs. Leur absence aurait amélioré la qualité de l’ouvrage et certainement permis au lecteur d’avoir une idée moins éclatée de l’éducation militaire au Canada.
Ces remarques n’enlèvent rien à l’une des qualités de cet ouvrage, celle de faire réfléchir sur un sujet mal connu et encore largement à explorer. Pour les initiés et les spécialistes du domaine, il constitue une contribution assez intéressante à la compréhension des multiples défis de l’éducation militaire. Pour le large public, il est une occasion de prendre contact avec une question qui le concerne également et qui risque de devenir dans les prochaines années un sujet d’intérêt public de plus en plus pressant.
Richard Carrier
Collège militaire royal du Canada
Campus Saint-Jean