Des « études » médiévales à « l’histoire » médiévale :
l’essor d’une spécialité dans les universités québécoises francophones

Marc Potter et Yves Gingras

Cet article analyse le processus de formation de la spécialité de l’histoire médiévale au sein des départements d’histoire des universités francophones du Québec de 1942 à nos jours. Pendant plus de quarante ans, l’Institut d’études médiévales de Montréal (IÉMM) a dominé le domaine des études médiévales avec des approches philosophique, théologique puis littéraire. Au cours des années 1980, l’IÉMM a été supplanté par les départements d’histoire comme principal lieu de formation et de recherche sur le Moyen Âge.  Cette transformation institutionnelle s’est faite au profit de la discipline de l’histoire, dont l’histoire médiévale constitue une spécialité, et au détriment du domaine multidisciplinaire des études médiévales. 

This paper examines the process by which medieval history became a specialized area of research among history departments of francophone universities of Quebec, from 1942 to the present. For more than forty years, the Institut d’études médiévales de Montréal was the dominant institution in the study of medieval philosophy, theology, and, later, literature.  During the 1980s, however, its leadership declined and gradually passed to the various history departments.  This had the consequence of transforming the multidisciplinary domain of medieval studies into the disciplinary field of medieval history.

Introduction

       Les publications sur le développement des disciplines et des spécialités au sein des universités, au Québec comme au Canada, ont surtout porté sur les sciences de la nature et le génie[1]. Alors que certaines disciplines des sciences sociales, comme la sociologie et la science politique, ont fait l’objet d’études détaillées, les disciplines en sciences humaines ont été peu étudiées[2]. Pour l’histoire, la commémoration du 75e anniversaire de la création de la Canadian Historical Review a fourni l’occasion de brosser un tableau du développement de la discipline au Canada anglais[3] et, s’inspirant d’une problématique plus largement sociologique, Patrice Régimbald s’est pour sa part penché sur la formation de cette discipline au Québec entre 1920 et 1950[4].

       Peu nombreuses, ces études mettent en relief le processus de formation d’une discipline qui se consolide dans le cadre universitaire avec la création de revues et de sociétés savantes, de départements et de programmes d’études avancées qui assurent la reproduction d’agents à même de perpétuer (et de renouveler) les pratiques d’enseignement et de recherche[5]. De façon générale, les travaux sur les disciplines voient la formation des spécialités comme un processus de différentiation à partir de la discipline-mère. Cette dernière fournit le cadre institutionnel de base et la première socialisation par un enseignement de premier cycle qui prépare au choix d’une spécialité, acquise aux deuxième et troisième cycles, par une formation axée sur la recherche. Quant aux nombreux travaux sur l’interdisciplinarité ou la multidisciplinarité, ils analysent souvent ce concept comme succédant à un stade disciplinaire qui aurait atteint les limites de son potentiel[6]. Or, l’intérêt du cas analysé ici, soit le développement de la spécialité de l’histoire médiévale[7] au sein des départements d’histoire des principales universités québécoises, est de mettre en évidence un processus de spécialisation dans le cadre disciplinaire survenu après la création d’un domaine multidisciplinaire, les « études médiévales ». Il s’agit en somme d’analyser à la fois l‘essor d’une spécialité au sein de la discipline historique et de comprendre comment et dans quelles circonstances un domaine multidisciplinaire est, à toutes fins pratiques, disparu. Notre cadre d’analyse relève de la sociologie des sciences sociales et non de la morale, et il n’est pas question ici de chercher à savoir si la décision de fermer l’Institut d’études médiévales (IÉMM) a été « bonne » ou « mauvaise », ou si la départementalisation a été une bonne chose ou non, mais bien de comprendre les transformations qui ont rendu possible le passage des « sciences » médiévales à « l’histoire » médiévale comme label disciplinaire et ses répercussions sur les lieux institutionnels de pratique, de formation et de recherche en histoire médiévale[8]

La formation de l’Institut des études médiévales de Montréal

       Dans son étude sur la disciplinarisation de l’histoire au Canada français, Patrice Régimbald a bien noté le rôle précurseur de l’IÉMM dans la mise sur pied d’un enseignement spécialisé en histoire[9]. Bien que l’Institut ait joué un rôle central dans le développement des compétences techniques (paléographie, lecture critique)[10], nous verrons cependant que l’IÉMM était d’abord un regroupement multidisciplinaire, à forte dominance théologique, des approches philosophique, littéraire et d’histoire des idées philosophiques et théologiques.  L’histoire sociale, politique ou économique du Moyen Âge, plus généralement identifiée à l’histoire comme discipline, ne fleurira qu’avec l’expansion de l’histoire médiévale comme spécialité au sein des départements d’histoire au Québec.  Ce développement fut en grande partie contingent et résulta (comme on le verra) des difficultés de l’IÉMM à s’adapter aux transformations institutionnelles et intellectuelles survenues au cours des années soixante.

       C’est dans le contexte d’une pensée thomiste dominante que le couvent des Dominicains d’Ottawa[11] fonde, en 1931, un Institut d’études médiévales[12]. Dirigé par le Père Marie-Dominique Chenu, reconnu comme un des plus grands historiens de la pensée médiévale, il est également parrainé par le philosophe français Étienne Gilson, le plus renommé des historiens de la philosophie médiévale de son époque, qui avait lui-même fondé un institut semblable à Toronto en 1929. Fait à noter, l’Institut est, à l’origine, une institution d’enseignement située hors du système universitaire et ne conférant aucun grade. Son objectif est tout de même de répondre « aux exigences du travail scientifique » en contribuant à la « formation pratique des professeurs »[13].  Ainsi, « il sera loisible à ceux qui auront préparé à l’Institut quelque travail, de le présenter pour l’obtention d’un grade dans une université quelconque »[14]. La clientèle visée est celle des professeurs d’histoire, de philosophie et de théologie qui recherchent une formation complémentaire. En effet, l’Institut offre un enseignement philosophique, théologique et doctrinal par le biais d’une approche critique des sources médiévales.

       Les Dominicains ont choisi la période médiévale car, « au point de vue catholique », les « intérêts en jeu » sont très importants[15]. La visée stratégique d’un tel Institut est explicite. En effet, selon Fra Domenico :

Trop longtemps les catholiques abandonnèrent à leurs adversaires l’étude historique de l’Antiquité chrétienne, et la crise moderniste a montré quels graves dangers courut alors l’interprétation des origines de la foi et de l’Église; il fallut, avant de reconstruire, démolir les thèses adverses qui occupaient un terrain qu’on avait si fâcheusement négligé. Il ne faudrait pas recommencer sur le terrain du Moyen Âge cette lamentable situation et venir au travail après que d’autres l’auraient engagé et orienté contre notre foi[16].

       On comprend donc que « c’est particulièrement au point de vue philosophique et théologique que l’étude du Moyen Âge sera féconde et pratique à la fois »[17]. Pour soutenir ce nouvel Institut, les Dominicains mettent à sa disposition leur propre bibliothèque, contribution importante donnant accès à des sources éditées ainsi qu’à des ouvrages d’analyse. L’accès privilégié à cette bibliothèque confère à l’Institut d’études médiévales une autonomie qui lui évite de dépendre des bibliothèques universitaires qui, ayant jusque-là ignoré les études médiévales, ne possédaient d’ailleurs pas les livres nécessaires.

       La fondation de l’Institut s’accompagne aussi de la création de la Société d’études médiévales d’Ottawa, lieu de discussion et organe de diffusion des travaux des membres. Composée essentiellement de Dominicains,  la  Société  regroupe une quinzaine de membres, nombre qui demeure à peu près stable au cours de la première décennie[18]. La Société s’affilie à l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (ACFAS) à compter de 1933, année du premier congrès annuel de cette association. Par la suite, les membres participeront de façon plus ou moins régulière, et en faible nombre, aux congrès annuels au cours desquels ils présenteront le fruit de leurs travaux sur la théologie et la philosophie médiévales.

       Au début des années 1940, l’Université de Montréal procède à une réorganisation de sa Faculté de philosophie[19]. Dirigée par le Dominicain Ceslas Forest depuis 1929, la Faculté veut se doter de deux instituts, en plus de son département de philosophie : un Institut de psychologie, créé en 1942 et dirigé par le Dominicain Noël Mailloux, et un Institut d’études médiévales. Pour ce dernier, les autorités de l’Université s’adressent aux Dominicains d’Ottawa et leur demandent de transférer leur Institut à Montréal et de l’affilier à l’Université, ce qui se fait en 1942. Ce changement de lieu et de statut ne modifie cependant pas vraiment les objectifs et les contenus de l’enseignement dispensé, la vocation de l’Institut étant de faire connaître « la vraie pensée du Moyen Âge » mais dans un cadre institutionnel qui permet un plus grand rayonnement[20].  Le conseil de direction, à l’exception du doyen de la Faculté, est composé exclusivement de Dominicains, comme d’ailleurs le corps professoral permanent auquel s’ajoutent quelques théologiens[21]. Des professeurs invités provenant d’universités d’Europe et d’Amérique complètent l’éventail des cours offerts. 

       La Société d’études médiévales est aussi déplacée à Montréal. Elle change de nom en 1942 et devient la Société d’études médiévales Albert-le-Grand. Le contexte montréalais permet une plus grande participation et le nombre de membres passe de 13 en 1938 à 34 en 1947.  Enfin, le transfert de l’Institut entraîne celui de la bibliothèque, qui demeure toutefois la propriété des Dominicains[22], car à cette époque « les bibliothèques montréalaises sont relativement pauvres dans le domaine des études médiévales »[23].  À Montréal, tout autant qu’à Ottawa, posséder une bibliothèque bien dotée[24] est essentiel car, pour les professeurs, la recherche et l’enseignement « ne sauraient être conduits adéquatement sans une bibliothèque hautement spécialisée, suffisamment riche pour permettre de mener à bien des travaux d’importance »[25].  En fait, l’innovation la plus marquée découlant du transfert de l’Institut et de son affiliation à l’Université de Montréal est l’offre des grades universitaires, c’est-à-dire le baccalauréat, la licence, la maîtrise et le Ph.D. en « sciences médiévales ». 

L’enseignement donné à l’Institut

       Les objectifs pédagogiques de l’Institut étaient doubles : former les étudiants selon les méthodes historiques positives, c’est-à-dire la critique des sources, et « imprégner l’âme des étudiants de l’esprit des doctrines et de la civilisation médiévales afin de les mieux préparer à enseigner la vérité et à juger les valeurs spirituelles de l’époque contemporaine »[26]. L’Institut visait ainsi à former des étudiants pour devenir des professeurs de philosophie et de théologie selon les valeurs catholiques et thomistes de l’époque[27].  Jusqu’à la fin des années 1950, la majorité des étudiants étaient d’ailleurs des hommes (76,5 %) et les ecclésiastiques y comptaient pour 47 % (168 sur 358). Environ 19 % des étudiants provenaient de l’extérieur du Canada et la majorité d’entre eux étaient aussi des ecclésiastiques[28].

       Selon les statuts de l’IÉMM, les cours étaient divisés en quatre catégories : disciplines principales, disciplines auxiliaires, section théologie et section philosophie[29].  Les cours des disciplines principales formaient une introduction à l’ensemble de la pensée médiévale : théologie, philosophie, droit, langues et littérature et Beaux-Arts[30].  Quant à l’histoire sociale, économique et politique, elle faisait partie d’une introduction aux études historiques du Moyen Âge dans le cadre des « disciplines auxiliaires » au même titre que la paléographie.  Ce programme demeure à peu près le même de 1942 jusqu’au  début  des  années 1960, les thèmes des cours restant toujours ancrés dans l’histoire de la pensée médiévale[31].       Tous les cours d’introduction étaient suivis durant la première année du baccalauréat.  Cette année complétée, les étudiants optaient pour l’une ou l’autre des branches des « sciences médiévales », à savoir, la théologie ou la philosophie[32]. Cette division se retrouvait aussi à la maîtrise et au doctorat puisque le diplôme en « sciences médiévales » n’était accordé que pour les sections théologie et philosophie, ce qui se vérifie en examinant les mémoires et les thèses déposés avant 1970.

       Avant la fin des années 1960, on peut dire que l’histoire médiévale, dans ses dimensions sociales, politiques et économiques, ne trouvait pas en elle-même sa fin, mais faisait partie des « sciences auxiliaires » utiles pour fournir « à la pensée philosophique, théologique et canonique du moyen âge un instrument d’interpré-tation »[33].

 

La recherche

 

       Comme toute institution universitaire en Amérique du Nord à la même époque, l’Institut partage ses activités entre l’enseignement et la recherche. Les statuts approuvés par la Commission des études en 1942 indiquaient clairement qu’en plus de l’enseignement, l’Institut devait poursuivre des recherches dont les résultats devaient être rapportés dans des publications scientifiques[34]. À mesure que l’Institut s’adapte à son nouveau milieu universitaire, la recherche y prend donc une importance grandissante, les professeurs publiant davantage et dirigeant des mémoires et des thèses.  De 1942 à 1967, dix-huit doctorats, soixante maîtrises et cinquante-six licences[35] ont été décernés, essentiellement consacrés à des thèmes théologiques et philosophiques. En fait, jusqu’au début des années 1980, moins d’une dizaine de thèses ont adopté une problématique ne relevant pas de l’histoire de la philosophie, de la théologie ou, de façon plus générale, de l’histoire des idées[36]. Ces recherches ont d’ailleurs contribué de façon importante à la connaissance de la pensée scolastique, de la philosophie et de la théologie chrétiennes.  

       La diffusion de ces travaux était assurée par deux collections, les Publications de l’Institut d’études médiévales et les Conférences Albert-le-Grand, qui publiaient souvent les thèses de doctorat des étudiants de l’IÉMM. De plus, l’Institut avait une entente de distribution avec la Librairie Philosophique J. Vrin de Paris, ce qui lui donnait ainsi accès au marché européen.  De 1932 jusqu’au début des années 1970, l’Institut a publié plus de cinquante ouvrages, comprenant des thèses, des monographies, des actes de colloques et des éditions de textes qui ont fait, et font encore souvent, autorité dans le domaine de l’histoire religieuse et philosophique du Moyen Âge[37].  Ces deux collections ainsi que l’association avec une maison d’édition française prestigieuse assuraient à l’Institut un rayonnement non seulement local mais aussi international.

       Bien que dominant largement le domaine des études médiévales au Québec, l’Institut n’était pas le seul lieu où l’on pouvait suivre des cours dans le domaine. Les départements de philosophie, d’histoire et de littérature de l’Université de Montréal et de l’Université Laval offraient quelques cours sur le Moyen Âge et quelques étudiants ont rédigé des mémoires et des thèses. Comparés à la production de l’IÉEM, cependant, ces travaux étaient peu nombreux et, de façon générale, les voies les plus prospères pour les chercheurs en études médiévales se trouvaient à l’IÉMM. Les professeurs les plus réputés y donnaient des cours et les étudiants étaient intégrés à un réseau plus large de chercheurs.  Grâce à la venue de divers professeurs invités, c’est tout le champ des études médiévales qui leur était ouvert, non seulement au Canada mais aux États-Unis et en Europe[38]. L’existence de deux collections importantes et respectées permettait aussi aux étudiants de voir leur thèse diffusée et aux professeurs d’accroître le rayonnement de leurs recherches.  Plusieurs diplômés maintenaient leur association à l’Institut, soit comme professeurs permanents, soit comme professeurs invités.  Tous ces facteurs, formation de chercheurs, large diffusion de leurs recherches et ces deux collections ainsi que l’association avec une maison d’édition française prestigieuse, permettaient de perpétuer une tradition de recherche multidisciplinaire en études médiévales.  En formant des professeurs qui sont engagés non seulement en son sein mais aussi par d’autres institutions, l’Institut contribuait aussi à définir les objets et les voies de recherches légitimes, axées principalement sur les aspects philosophiques et théologiques de la pensée médiévale.  Mais cette position dominante ne se maintint pas sans difficultés puisque dès les années 1960, et surtout à compter de 1970, l’IÉMM connut des problèmes d’ordre méthodologique et institutionnel qui mirent en cause son rôle central dans le domaine des études médiévales au Québec.

Les tentatives d’adaptation aux réalités sociales et disciplinaires

       Au cours des années 1950, les universités durent faire face à une clientèle étudiante de plus en plus nombreuse. Les ressources limitées des établissements déjà en place rendaient difficile l’intégration de cette nouvelle population, ce qui engendra une véritable crise de l’enseignement supérieur. À l’Université de Montréal, par exemple, les problèmes financiers rencontrés par l’établissement ont même failli mener à la fermeture de l’IÉMM, considéré trop spécialisé par certains et n’attirant pas suffisamment d’étudiants[39]. La période de la Révolution tranquille entraîne aussi une redéfinition des relations entre les universités, l’Église et l’État.  La création en 1964 du ministère de l’Éducation par le gouvernement du Québec marque en effet un tournant et affirme la volonté de l’État d’administrer l’enseignement donné à toute la population québécoise et à tous les niveaux de scolarité. Cette nouvelle politique assure aux professeurs laïcs un salaire régulier, une carrière plus stable et de meilleures possibilités d’avancement[40].

       Par ailleurs, le tome 2 du rapport Parent, paru en 1964,  recommandait  que « les démarches nécessaires soient entreprises pour que les facultés de philosophie des universités pontificales n’aient plus à être administrées en fonction du droit canonique »[41]. Dans les milieux universitaires, la Révolution tranquille entraîne donc dans son sillage le déclin rapide de la doctrine thomiste, remplacée par une culture laïque valorisant la rationalité comme mode de connaissance[42].  Au sein de l’administration de l’Université de Montréal, par exemple, des tensions apparaissent entre les ecclésiastiques et les laïcs.  Ces derniers refusent d’accepter que certains hauts postes leur soient interdits en raison de leur état. Un premier vice-recteur laïc est nommé en 1961, suivi en 1965 d’un premier recteur laïc.  Deux ans plus tard, l’Université nomme son premier chancelier laïc avec l’approbation de l’Évêché de Montréal et adopte une nouvelle charte, approuvée par Rome, qui l’affranchit de cette dernière[43]. La croissance exponentielle des effectifs étudiants dans l’ensemble des universités durant les décennies 1960 et 1970 entraîne une forte croissance du corps professoral qui rend ainsi possible l’émergence de domaines de recherche jusque-là absents ou marginaux.

       Dans ce contexte de croissance et de sécularisation rapide de l’enseignement supérieur en général et de l’Université de Montréal en particulier, les dirigeants de l’IÉMM comprennent qu’ils risquent d’être coupés des milieux intellectuels s’ils ne s’adaptent pas aux nouvelles réalités sociales et culturelles. À la fin des années 1960, l’Institut abandonne son programme de premier cycle et se présente comme un centre interdisciplinaire voué à l’enseignement supérieur et à la recherche, n’accordant plus que les grades de maîtrise et de doctorat (Ph.D.)[44]. Cette nouvelle orientation ne modifie cependant pas l’appellation des diplômes qui demeurent la maîtrise et le doctorat en « sciences médiévales », expression qui désigne en fait spécifiquement la philosophie et la théologie. Une stratégie de reconversion fondée sur l’interdisciplinarité paraît alors un choix judicieux.  En effet, dans la seconde moitié des années 1960, l’interdisciplinarité est en vogue dans le monde universitaire[45], et cette voie fait justement appel à l’une des forces de l’Institut, à savoir la pluralité des approches du Moyen Âge, que ce soit par la philosophie, la théologie, les arts ou la littérature[46].

       Ce « brusque changement de cap », selon les termes de Claude Panaccio[47], s’est traduit par des colloques annuels abordant des thèmes très éloignés de la tradition philosophique habituelle à l’Institut, comme la marginalité (1974), l’érotisme (1976), la culture populaire (1977), l’utopie (1979), pour n’en nommer que quelques-uns. Malgré cette profession de foi envers « le Moyen Âge des profondeurs, des fondements, des structures » selon les termes de Jacques Le Goff[48], l’histoire sociale à la manière des Annales de Lucien Febvre et Fernand Braudel demeure marginale dans la nouvelle direction adoptée par l’Institut. L’année scolaire 1970-1971 fait figure d’exception avec la mise sur pied d’un séminaire interdisciplinaire sur la ville au Moyen Âge.  À cette occasion, certains historiens de renom tels que Jacques Heers, Jacques Le Goff et Robert Lopez sont invités à présenter des conférences sur des thèmes variés concernant le milieu physique, les structures politiques, économiques et sociales et la fonction intellectuelle de la ville[49].  Ce séminaire n’a toutefois pas eu d’effets durables puisque les cours de littérature et de philosophie reprennent aussitôt après leur place dominante. Malgré cela, une brèche s’est ouverte au cours des années 1970 et quelques chercheurs adoptent dans leurs travaux les méthodes de l’histoire culturelle et des mentalités.

Le déclin et la disparition de l’Institut

       En prenant le parti de l’interdisciplinarité, l’Institut semble avoir réussi, pour un temps, à conserver une place dominante au sein des études médiévales au Québec.  L’histoire de la pensée philosophique reste au cœur de son enseignement et de sa recherche, mais l’espace créé par le recul de la théologie est comblé par la progression des études littéraires.  Toutefois, la situation est plus fragile qu’elle n’y paraît, car la prééminence de l’Institut tient moins à la vitalité du programme qu’à la faiblesse de la compétition provenant d’autres institutions dans le champ universitaire québécois. Ainsi, à la fin des années 1970, des tensions apparaissent au sein de l’IÉMM, en particulier autour du manque de cohérence entre les cours offerts, plainte fréquemment soulevée lors des assemblées des professeurs[50].  Chacun étant spécialiste d’une branche précise, les professeurs construisent leurs cours autour de leurs recherches et intérêts personnels sans vraiment se préoccuper d’offrir une formation générale sur la civilisation médiévale. Au sein d’un institut ou d’un département, les conflits entre disciplines et spécialités pour l’appropriation des ressources professorales et matérielles sont fréquents sinon même inévitables. Ils peuvent d’ailleurs, en cas de crise majeure, mener à la fermeture d’une unité académique, comme ce fut le cas pour le département de géographie à l’Université Harvard à la fin des années 1940[51]. Il en fut ainsi à l’IÉMM.

       À compter du début des années 1980, l’histoire sociale avait gagné la faveur de quelques chercheurs de l’Institut sans toutefois pouvoir s’imposer vraiment. Privés d’un courant de pensée dominant et cohésif, les professeurs de l’IÉMM ont plutôt résolu de s’ignorer mutuellement, mettant ainsi en péril l’existence même de leur institution, pourtant encore dominante en histoire médiévale. C’est dans ce contexte de crise identitaire que la direction de la Faculté des arts et des sciences décidera de fermer l’Institut et de créer, en 1989, un Département d’études classiques et médiévales. 

       En plus des problèmes liés aux luttes intestines, l’abolition de l’IÉMM reposait sur deux motifs : une rationalisation des ressources, dans un contexte de crise budgétaire au sein de l’Université de Montréal, et une tentative de redonner une nouvelle vie aux études classiques jugées moribondes[52]. Il faut rappeler ici que la croissance des années 1960-1970 a fait place, au cours des années 1980, à une période de crise économique qui affecte lourdement les universités québécoises et qui se traduit par des politiques de « rationalisation » des programmes. Dans un tel contexte, l’existence de petites unités académiques devient précaire, surtout lorsqu’elles ne présentent pas un front uni.

       À la fin des années 1980, l’IÉMM était doté d’un appareil administratif similaire à celui d’un département universitaire.  Toutefois, les ressources nécessaires pour le maintien de l’Institut ne profitaient qu’à un petit nombre de professeurs et d’étudiants.  Pour l’année académique 1986-1987, par exemple, il y avait 19 étudiants pour 8 professeurs, soit un ratio de deux étudiants pour chaque professeur[53]. Joindre deux petites entités comme l’IÉMM et la section d’études classiques du Département d’études anciennes et modernes engendrerait, selon les autorités, des économies en réduisant le personnel administratif et en haussant le rapport étudiants/professeur[54].

       Accompagnée d’un désir de faire revivre les études classiques, cette stratégie de rationalisation se fondait sur l’idée qu’en associant les études classiques aux études médiévales, les premières pourraient tirer profit de l’excellente réputation de ces dernières.  Tout en ayant conscience du risque d’unir dans une même unité académique deux éléments disparates et d’importance inégale (le corps professoral de l’IÉMM étant environ deux fois plus nombreux que celui des études classiques), les administrateurs ont misé sur la complémentarité possible entre les études classiques et médiévales, complémentarité fondée sur l’importance de la langue latine.  Cependant, comme nous l’avons suggéré plus haut, c’est moins le volontarisme des dirigeants que les impératifs structurels du milieu universitaire qui définissent les relations entre les disciplines. Or, l’objectif avoué étant de redonner vie aux études classiques, il était peu probable que les promoteurs de cette discipline acceptent un rôle subalterne aux études médiévales au sein d’un département d’études classiques et médiévales. Ainsi, aucune complicité ne s’est développée entre classicistes et médiévistes au sein de la nouvelle entité administrative, ce qui entraîna sa mise sous tutelle en 1992, soit seulement trois années après sa création.

       Les administrateurs de la tutelle en vinrent à remettre en cause la pertinence même d’une institution consacrée aux études classiques et aux études médiévales[55]. Après une enquête sur les études médiévales à l’Université de Montréal, un rapport fut déposé en 1993 recommandant la fermeture du Département d’études classiques et médiévales et l’intégration des professeurs dans d’autres départements selon leur discipline respective[56]. Cette conclusion reposait sur une analyse en quelque sorte socio-épistémologique des rapports entre disciplines. En effet, selon les auteurs du rapport, le domaine des études médiévales n’avait pu conserver sa spécificité interdisciplinaire puisque chaque discipline se spécialisait sans cesse.  Ils soulignaient que l’Université de Montréal, faible dans les spécialités disciplinaires liées aux études médiévales, était toutefois forte dans les approches interdisciplinaires[57].  Cet avantage ne profitait cependant pas à l’Université puisque les exigences des autres universités reposaient sur la spécialisation disciplinaire (histoire, philosophie, littérature). Un département serait plus enclin, selon eux, à engager un spécialiste de la discipline plutôt qu’une personne dotée d’une formation large et pluridisciplinaire. Dans une telle situation, un diplôme en « sciences médiévales » avait peu d’attrait et « l’avantage d’un diplôme spécifique en études médiévales sur un diplôme disciplinaire de même niveau avec spécialité médiévale est assez discutable en termes de débouchés, dès lors qu’il s’agit, neuf fois sur dix, d’être recruté dans des Départements d’orientation disciplinaire »[58].

       À la fin de l’année académique 1994-1995, le Département d’études classiques et médiévales fut donc aboli et les professeurs intégrés aux départements d’histoire, de philosophie et d’études françaises.  Cette disparition marqua aussi la fin de l’approche multidisciplinaire du Moyen Âge et, par extension, sonna le glas des grades en « études médiévales ». La disparition définitive de l’IÉMM n’entraîna toutefois pas la fin des recherches sur le Moyen Âge qui allaient se poursuivre au sein de départements disciplinaires. Cette transformation institutionnelle ne fut cependant pas sans effet sur le choix des objets et des thèmes de recherche abordés, l’histoire sociale et économique se développant au sein des départements d’histoire au détriment du thème jusque-là dominant de l’histoire de la pensée médiévale qui allait trouver refuge dans les départements de philosophie et d’études littéraires.

L’histoire médiévale au sein des départements d’histoire

       Bien que l’IÉMM dominait largement l’offre de formation universitaire en études médiévales, l’histoire médiévale n’était pas complètement absente des départements d’histoire de l’Université de Montréal et des autres universités québécoises francophones, soit Laval et Sherbrooke et, plus tard, l’Université du Québec à Montréal[59]. Entre 1948 et 1970, le Département d’histoire de l’Université de Montréal a octroyé dix maîtrises et deux doctorats sur des sujets propres à l’histoire médiévale sur un total de cent vingt-cinq maîtrises et de vingt-cinq doctorats.  Bien que peu nombreux, les objets de ces travaux sur le Moyen Âge portaient davantage sur l’histoire sociale ou économique que ceux de l’IÉMM qui, on l’a dit, relevaient surtout de l’explication de textes philosophiques et théologiques et, de façon plus générale, de l’histoire de la pensée. Au cours des années 1970 et 1980, l’histoire médiévale est représentée par deux professeurs se spécialisant dans des domaines différents. Les cours offerts au premier cycle sont ceux d’introduction générale à l’histoire de l’Occident médiéval, obligatoire pour tous les étudiants en histoire, et un cours de spécialisation portant sur le domaine de prédilection de chacun des professeurs[60].  Cependant, la gamme de cours d’histoire médiévale offerts par le département ne semble pas former un programme cohérent visant à préparer les étudiants à poursuivre des études avancées en histoire du Moyen Âge.  La présence d’une institution vouée aux études médiévales à l’intérieur même de l’Université peut expliquer cette activité timide en histoire médiévale de la part du département.  Au début des années 1990, soit peu avant la fermeture de l’IÉMM, un deuxième professeur est néanmoins engagé par le département pour compenser le départ à la retraite d’un médiéviste et maintenir une certaine activité d’enseignement et de recherche dans ce domaine.  Toutefois, le plan de développement du département d’histoire se trouve perturbé par l’intégration, en 1995, de deux professeurs titulaires et de deux professeurs agrégés provenant de l’ancien département d’études classiques et médiévales.  Les professeurs qui avaient contribué à l’essor de la recherche en histoire à l’IÉMM poursuivent dans la même voie au sein du Département d’histoire, et ce, de façon autonome et indépendante, ce qui peut s’expliquer par leur expérience à l’IÉMM. Un rapport de 1992 notait à ce propos qu’il « existe une “culture” de l’Institut dont il importe de tenir compte.  L’Institut était surtout composé de chercheurs individuels  habitués  à  fonctionner  sur  une  base de relations infor-melles »[61]. Quoi qu’il en soit, le regroupement de l’ensemble des professeurs au sein du Département d’histoire assura une activité de recherche et de formation importante au sein du département même si le contexte de cette intégration n’a pas immédiatement entraîné la mise en place d’un plan cohérent visant à assurer le développement de la spécialité de l’histoire médiévale aux côtés des autres spécialités présentes au sein du département.

       À l’Université Laval, au cours des années 1960, un seul professeur enseignait l’histoire de la civilisation médiévale dans le cadre d’un certificat d’études supérieures en histoire de l’Antiquité et du Moyen Âge[62].  En 1970, trois professeurs d’histoire médiévale se joignent à lui et plusieurs cours de 1er cycle sont alors créés de façon à mieux préparer les étudiants aux études avancées dans ce domaine.  De la fin des années 1970 jusqu’en 1990, les recherches (mémoires, thèses et publications savantes) des professeurs et des étudiants furent assez importantes.  Au cours de cette période, douze mémoires et thèses, supervisés par les professeurs, ont été déposés, dont huit en histoire urbaine, reposant toutes sur des recherches faites à partir de documents d’archives. Cependant, le temps fort de ces activités s’est déroulé dans un contexte où les études médiévales, et non l’histoire médiévale, étaient dominantes et les professeurs de Laval, comme d’ailleurs ceux de Montréal, n’ont pas réussi à renverser cette tendance et à enclencher un processus de reproduction ayant permis de renforcer la présence de l’histoire médiévale dans l’ensemble des départements d’histoire au Québec.

       L’Université de Sherbrooke n’ayant abrité depuis le début des années 1970 qu’un seul médiéviste, les conditions propices au développement de la spécialité n’y ont jamais été réunies et très peu d’étudiants de deuxième cycle y ont été formés au cours des trente dernières années. Quant au Département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), on y engage, en 1980, un premier spécialiste de l’histoire médiévale. Par la suite, la formation dans ce domaine se développe par la création non seulement d’un cours d’introduction obligatoire mais aussi de cours spécialisés de recherche. Un programme concerté de cours de premier cycle est ainsi établi visant principalement à former les étudiants qui désirent poursuivre des études avancées en histoire médiévale, et ce, malgré le fait que, comme on le verra plus loin, les programmes de deuxième et troisième cycles n’étaient ouverts, jusqu’en 1993, qu’à l’histoire du Québec et

du Canada, des États-Unis et de l’Europe contemporaine. Avant les réformes des programmes de maîtrise et de doctorat des années 1990, les étudiants de premier cycle en histoire de l’UQAM qui désiraient entreprendre des études supérieures en histoire médiévale devaient se tourner vers d’autres établissements, principalement l’IÉMM. Cette association informelle avec l’IÉMM fut importante pour le développement de l’histoire médiévale car, à l’époque, l’Institut était le principal établissement à offrir une formation menant à la maîtrise ou au doctorat dans le champ des études médiévales.  Elle contribua également à un certain déplacement des problématiques vers des thèmes d’histoire sociale plutôt que philosophiques ou littéraires.

       Les autorités de l’Université de Montréal savaient bien que leurs malheurs pouvaient favoriser leurs concurrents. Le rapport sur le Département d’études classiques et médiévales (DECM) de 1992 notait clairement que « l’UQAM, l’Université Laval et l’Université d’Ottawa sont intéressées à développer des enseignements en études médiévales, mais qu’aucune de ces institutions ne possède actuellement le capital accumulé par l’Université de Montréal dans ce domaine.  Toutefois, le DECM est en train de dilapider ce capital et favorise par le fait même les projets de nos concurrents »[63].

       Consciente des problèmes vécus dans l’université concurrente, l’UQAM profita de la situation et décida de développer le domaine de l’histoire médiévale. Pour assurer ce développement et ainsi garder ses meilleurs étudiants plutôt que de les détourner systématiquement vers l’IÉMM et son successeur le DECM[64], l’UQAM embaucha donc en 1990 un second médiéviste. Ce nouveau poste était essentiel pour assurer l’ouverture des études avancées à l’histoire médiévale[65]. En effet, il faut rappeler que, lorsque le programme de doctorat en histoire fut créé en 1977, il était strictement limité à l’histoire du Québec et du Canada. Cette limitation s’explique essentiellement par le fait que l’UQAM ne pouvait alors empiéter sur les programmes des autres universités pour ne pas risquer de voir son programme rejeté par le ministère de l’Éducation qui a autorité sur la création de nouveaux programmes[66]. Quant au programme de maîtrise, il était un peu plus diversifié et comprenait, outre l’histoire du Québec et du Canada, l’histoire des États-Unis et de l’Europe contemporaine, mais excluait l’histoire médiévale[67].

       Aussi longtemps que le corps professoral était largement dominé par des historiens se spécialisant dans l’histoire du Québec et du Canada, il y avait peu de pression pour ouvrir les programmes des cycles supérieurs à d’autres secteurs de la recherche.  Toutefois, au début des années 1990, plus du tiers des professeurs se consacraient à des secteurs de l’histoire autres que le Québec et le Canada. En diversifiant son corps professoral pour répondre aux besoins de l’enseignement de premier cycle, le département créait ainsi des conditions structurelles qui l’obligeraient à ouvrir ses programmes d’études avancées aux nouveaux domaines de recherche de ses professeurs. C’est dans ce contexte plus large de diversification du corps professoral que les réformes de la maîtrise en 1993 et du doctorat en 1997 ont été préparées, ouvrant ainsi la voie à des études de deuxième et troisième cycles en histoire médiévale mais également dans d’autres champs, à condition d’être couverts par au moins deux professeurs au sein du département[68].

La création de la Société des Études Médiévales du Québec et de sa revue

       Au cours des années 1990, l’histoire médiévale, dorénavant uniquement enseignée dans les départements d’histoire des principales universités francophones du Québec, l’Université de Montréal y compris, a donc complètement détrôné les études médiévales comme domaine de recherche et de formation. Comme c’est souvent le cas, l’essor de la spécialité s’est également appuyé sur la création d’une revue spécialisée et d’une société savante, moyens typiques de diffusion de la recherche et de promotion d’un domaine spécialisé. Les activités de la Société d’études médiévales Albert-le-Grand étant fortement dépendantes de celles de l’IÉMM, elles périclitèrent avec le

déclin de la théologie au cours des années 1960. À la fin de la décennie cependant, la nouvelle direction laïque de l’Institut et les quelques médiévistes des autres universités montréalaises ont créé le groupe Studia mediaevalia « pour échanger leurs idées, se communiquer les résultats de leurs recherches, coordonner et développer les ressources disponibles dans la région de Montréal »[69]. Il faut cependant attendre jusqu’en 1983, pour voir la création d’un outil de liaison : Memini. Bulletin des médiévistes québécois. Ce bulletin se voulait un lieu d’échanges d’informations concernant les activités et les recherches des médiévistes québécois.  Deux ans plus tard, en 1985, la Société des Études Médiévales du Québec était fondée. Si l’usage du terme « études médiévales » assurait une ouverture à l’ensemble des chercheurs intéressés par cette période de l’histoire, et reflétait le poids encore central de l’Institut des études médiévales dans le champ universitaire québécois, la présence majoritaire d’historiens laissait toutefois voir le rôle de plus en plus grand de l’histoire médiévale au sein de cette nébuleuse multidisciplinaire. La multiplication des travaux a amené la Société à faire paraître, depuis 1997, un volume annuel de Travaux et documents contenant des articles de chercheurs québécois, canadiens et étrangers. Le contenu des numéros parus entre 1997 et 2003 indique d’ailleurs la prééminence de l’histoire (avec 21 articles) sur les disciplines comme l’histoire de l’art (avec 5 articles), la littérature (6), la linguistique (1) et la philosophie (6)[70]. Les affiliations départementales

des auteurs recoupent cette distribution[71]. Bien que les cloisons entre ces domaines ne soient pas étanches, il demeure que le renversement des thèmes par rapport à ce qu’il était encore au milieu des années 1970 est éloquent. Pour que l’histoire médiévale prenne ainsi le pas sur les études médiévales, il aura cependant fallu attendre non seulement le déclin de l’influence de l’IÉMM, mais aussi la montée de l’histoire médiévale au sein des départements d’histoire.

Conclusion

       Le développement de l’histoire médiévale dans les départements universitaires d’histoire peut être identifié à un processus de formation d’une spécialité dans le cadre d’une discipline déjà constituée. Or, comme le suggère l’analyse qui précède, la formation d’une spécialité au sein d’une université particulière, et même dans un pays donné, a un caractère en bonne partie contingent. En effet, dans l’hypothèse où l’IÉMM aurait réussi à surmonter les difficultés rencontrées au cours des années, rien ne permet de croire que l’histoire médiévale se serait institutionnalisée avec force au sein des départements d’histoire plutôt que comme élément d’un programme interdisciplinaire d’études médiévales. En fait, dans le reste du Canada, la littérature médiévale demeure une des spécialités de prédilection dans le champ des études médiévales[72].  Au Québec, la transformation du champ universitaire au cours des années 1960, suivie, la décennie suivante, d’une crise tant institutionnelle que méthodologique au sein de l’IÉMM, a favorisé le développement de l’histoire médiévale au sein des départements d’histoire au détriment du domaine multidisciplinaire des études médiévales. Avec la disparition de l’IÉMM, puis du Département d’études classiques et médiévales, l’histoire médiévale a ainsi pu s’imposer au Québec comme une spécialité relativement autonome au sein de la discipline de l’histoire, et ce, au détriment des approches multidisciplinaires.

 



1       Yves Gingras, Les origines de la recherche scientifique au Canada : le cas des physiciens (Boréal : Montréal, 1991); Richard A. Jarrell, A Cold Night of Dawn : A History of Astronomy in Canada (Toronto : University of Toronto Press, 1988); Robert Gagnon, Histoire de l’École polytechnique de Montréal. La montée des ingénieurs francophones (Montréal : Boréal, 1991); Richard White, The Skule Story : The University of Toronto Faculty of Applied Science and Engineering, 1873-2000 (Toronto : Faculty of Applied Science and Engineering, University of Toronto, 2000).

2       Marcel Fournier, « De l’influence de la sociologie française au Québec », Revue française de sociologie, XII (1972) : 630-65 ; Michel Leclerc, La science politique au Québec (Montréal : L’Hexagone, 1982); Marlene Shore, The Science of Social Redemption : McGill, the Chicago School, and the Origins of Social Research in Canada (Toronto: University of Toronto Press, 1987) ; Jean-Philippe Warren, L’engagement sociologique. La tradition sociologique du Québec francophone (1886-1955) (Montréal : Boréal, 2003). Quelques thèses récentes ont porté sur la psychologie au Canada et le management public ; voir Nicolas Marchand, « Entre praticiens et chercheurs : une histoire des psychologues au Canada (1939-1971) » (Thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal, 2002) ; Caroline Dufour, « Émergence, institutionnalisation et identité du Management public en milieu universitaire » (Thèse de doctorat, Université de Montréal, 2003).

3       Marlene Shore, « ‘Remember the Future’ : The Canadian Historical Review and the Discipline of History, 1920-95 », Canadian Historical Review 76, 3 (1995) : 410-63. Voir aussi Carl Berger, The Writing of Canadian History : Aspects of English-Canadian Historical Writing since 1900, 2nd ed. (Toronto : University of Toronto Press, 1986).

4       Patrice Régimbald, « La disciplinarisation de l’histoire au Canada français, 1920-1950 », Revue d’histoire de l’Amérique française, 51, 2 (1997) : 163-200. Mentionnons aussi le travail polémique de Ronald Rudin, Making History in Twentieth Century Quebec (Toronto : University of Toronto Press, 1997). Pour une analyse critique de ce livre voir Yves Gingras, « La fabrication de l’histoire », Bulletin d’histoire politique, 8, 2&3 (2000) : 318-30.

5       Sur le processus général de formation des disciplines, voir Michel Leclerc, « La notion de discipline scientifique et ses enjeux sociaux », Politique, no 15 (1989) : 23-51 ; Yves Gingras, « L’institutionnalisation de la recherche en milieu universitaire et ses effets », Sociologie et sociétés, 23, 1 (1991) : 41-53; Mattei Dogan et Robert Pahre, L’innovation dans les sciences sociales (Paris : Presses universitaires de France, 1991).

6       Pour plus de détails sur les notions d’interdisciplinarité et de multidisciplinarité, ici  prises comme synonymes, voir J.T. Klein, Interdisciplinarity : History, Theory, and Practice (Detroit : Wayne State University Press, 1990); Yves Gingras, « Formation fondamentale et multidisciplinarité à l’université : rhétorique et réalité », dans Christane Gohier et Suzanne Laurin,  dir., Entre culture, compétence et contenu : la formation fondamentale, un espace à redéfinir (Montréal, Éditions Logiques, 2001), 343-53.

7       Dans le contexte de cet article, l’histoire médiévale est définie comme la période couvrant les derniers siècles du Moyen Âge  (1000-1500). Bien que contestable en principe, cette périodisation correspond en fait à la période couverte par la majorité des historiens actifs dans les universités francophones du Québec.   

8       Notons que le fait que les transformations décrites ici soient relativement récentes et que plusieurs des acteurs impliqués soient encore actifs dans le champ de l’histoire rend plus difficile une appréciation « froide » et distanciée de ces événements. Pour éviter toute lecture « personnalisée », nous n’identifions pas les acteurs par leurs noms. Nous remercions les deux évaluateurs anonymes pour leurs commentaires de même que Andrée Dufour pour ses utiles suggestions.

9       Régimbald, « La disciplinarisation de l’histoire », 172-76.

10     Annuaire général, 27e année, 1947-1948, Université de Montréal, 88-89.

11     Au service de la papauté, cet ordre a comme pères spirituels des penseurs tels Albert le Grand et Thomas d’Aquin, dont les écrits sont à la source de la scolastique et fondent la doctrine officielle de l’Église.

12     Pierre Thibault, Savoir et pouvoir.  Philosophie thomiste et politique cléricale au XIXe siècle (Québec : Presses de l’Université Laval, 1972), XXIII. Voir aussi Denise Angers, « Les intellectuels québécois et le Moyen Âge », Cap-aux-Diamants, 42 (été 1995) : 18-20 et « Le Québec, un arbre aux racines médiévales. Entrevue avec le Père Benoît Lacroix, o.p. », ibid., 14-17.

13     Fra Domineco, « L’Institut d’études médiévales d’Ottawa », Revue Dominicaine, 37 (1931) : 170.

14     Ibid.,  171.

15     Ibid.

16     Ibid., 167.

17     Ibid., 170.

18     On peut suivre les activités de la Société dans les volumes annuels des Annales de l’ACFAS. Un bref historique est présenté dans le volume 2 (1936) : 30.

19     Sur la réorganisation de la Faculté de Philosophie et l’affiliation de l’Institut d’études médiévales à l’Université de Montréal, voir Ceslas-M. Forest, O.P., « Réorganisation de la Faculté de Philosophie de l’Université de Montréal », Revue Dominicaine, 48 (1942) : 104-7 ; L.-M. Régis, O.P., « L’Institut d’études médiévales de Montréal », idem, 107-12. Voir aussi, Ceslas-M. Forest, O.P., « Vingt-Cinq ans de philosophie à l’Université de Montréal », Activités philosophiques 1945-1946 (Montréal : Le centre de psychologie et de pédagogie) : 9-29.

20     Benoît Lacroix, O.P., « L’Institut d’études médiévales », L’Action universitaire, juillet 1948, 363.

21     Archives de l’Université de Montréal (AUM), D35/C8.18, Copie du Contrat d’affiliation de l’Institut d’Études Médiévales à l’Université de Montréal.

22     Ibid., article 10.

23     Claude Sutto, « L’Institut d’études médiévales de l’Université de Montréal », Anuario de estudios medievales, 6, Barcelone, 1969, 602.

24     De plus de 6 000 livres en 1948, elle passera à plus de 50 000 livres et 300 titres de périodiques en 1968.

25     Sutto, « L’Institut d’études médiévales », 602.

26     Benoît Lacroix, O.P., « L’Institut d’études médiévales  », 364.

27     AUM, D35, C8/19, « L’Institut d’études médiévales : 15 ans d’histoire à l’Université de Montréal », mai 1957, 5. Notons que ce rapport fut rédigé dans un contexte où l’Institut faisait face à des difficultés et était menacé de disparaître.

28     Ibid., 36-40.

29     AUM, D35, C8/18, Statuts généraux de l’Institut d’études médiévales, mai 1952.

30     Ibid.

31     AUM, D35, C19, Cours offerts en 1960.

32     Ibid.

33     L.-M. Régis, O.P., « L’Institut d’études médiévales de Montréal », dans Revue dominicaine, XLVIII, t.II, (juillet-août 1942) : 111.

34     AUM,  D35,  C8/19, Extrait  des  statuts  cités dans « L’Institut d’études médiévales : 15 ans d’histoire à l’Université de Montréal », mai 1957, 12.

35     Rappelons qu’il s’agit ici de la nomenclature française ; la licence équivaut à trois années d’études après l’obtention du baccalauréat ès arts, lequel couronne les études classiques.

36     AUM, D35, C.18, « L’Hebdo Information » ; « Thèses de doctorat soutenues à l’Institut d’études médiévales de l’Université de Montréal (1946-1983) », Memini.  Bulletin des médiévistes québécois, 1 (octobre 1983) : 28-31.

37     Claude Panaccio, « Philosophie médiévale », dans Raymond Klibansky et Josianne Boulad-Ayoub, dir., La pensée philosophique d’expression française au Canada. Le rayonnement du Québec (Sainte-Foy : Presses de l’Université Laval, 1998), 149.

38     Un survol de la liste des professeurs invités montre que les professeurs viennent de Paris, Washington, Rome, Toronto, Oxford, Lille, etc.  Annuaire général, 1947-1948; 1964-65, Université de Montréal.

39     Sur ce point voir AUM, D35, C8/19, « L’Institut d’études médiévales: 15 ans d’histoire à l’Université de Montréal », mai 1957.

40     Pierre Dandurand, « Un corps professionnel renouvelé : les professeurs des universités québécoises francophones entre 1959 et 1976 », Revue canadienne d’enseignement supérieur, 19 (1989) :  66.

41     Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans le Province de Québec, Tome II, Québec 1964, 253.

42     Pierre Dandurand, « Un corps professionnel renouvelé  », 64.

43     Hélène-Andrée Bizier, L’Université de Montréal.  La quête du savoir (Montréal : Éditions Libre Expression, 1993), 239-48.

44     Sutto, « L’Institut d’études médiévales », 599.

45     Voir,  par exemple, OCDE, Interdisciplinarity : Problems of Teaching and Research in Universities (Paris : OECD, 1972).

46     Sur cette période, voir Jacques Le Goff et Nicolas Roussellier, « Préface », dans François Bédarida, dir.,  L’histoire et le métier d’historien en France 1945-1995 (Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995), 15.

47     Claude Panaccio, « Philosophie médiévale », 149.

48     Cité par Claude Sutto, « L’Institut d’études médiévales »,  599.

49     Ibid.,  600.

50     AUM, E-13, Procès-verbaux, Institut d’études médiévales, Université de Montréal, 1979.

51     À cette époque, le département était déchiré entre la géographie humaine, qui tentait de s’établir comme une voie légitime de recherche, et la géographie physique, qui dominait le champ.  Confrontée à des luttes personnelles et épistémologiques, l’administration de l’Université a finalement décidé de fermer le département.  Voir Neil Smith, « Academic War Over the Field of Geography : The Elimination of Geography at Harvard, 1947-1951 », Annals of the Association of American Geographers, 77 (1987) : 155-72.

52     AUM, E-166, Rapport sur le département d’études classiques et médiévales, juillet 1992, 3. 

53     AUM, E-13, Procès-verbaux, Institut d’études médiévales, Université de Montréal, 87e séance, 25 novembre 1986, 2.

54     En 1989, soit la première année d’existence du département d’études classiques et médiévales, ce ratio passa à 49 étudiants, dont 12 au niveau du baccalauréat, pour 11 professeurs, un ratio d’un peu plus de quatre étudiants par professeur ; AUM, E-13, Procès-verbaux, Département d’études classiques et médiévales, 1re séance, 22 septembre 1989.  Les 12 étudiants du baccalauréat sont inscrits au programme de majeure en études classiques ou à celui de mineure en études médiévales.

55     Les sources sont très discrètes quant à la position des professeurs.  Le seul document qui énonce clairement la position d’un professeur est un mémoire déposé à l’assemblée départementale le 19 mars 1993.  L’auteur de ce mémoire dénonce les décisions prises par les administrateurs ; AUM, E-166, Mémoire déposé à l’assemblée du 19 mars du département d’Études classiques et médiévales, 1.

56     AUM, E-166, Les études médiévales à l’Université de Montréal. Rapport du Comité aviseur, mars 1993.

57     Ibid., 24.

58     Ibid., 22.

59     Comme on s’intéresse à la formation  d’une spécialité,  on ne traite ici que des universités francophones qui ont créé des programmes d’études supérieures en histoire médiévale, ce qui exclut les constituantes du  réseau de l’Université du Québec qui, à part l’UQAM, n’ont pas de tels programmes.

60     Voir l’Annuaire général de l’Université de Montréal pour les années concernées.

61     AUM, E-166, Rapport sur le département d’études classiques et médiévales, juillet 1992, 4.

62     Les cours offerts pour l’année universitaire 1965-1966 étaient les suivants : « La vie rurale dans l’Occident médiéval », «L’Extrême-Orient des origines au XVe siècle » et « L’art roman ». Faculté des Lettres, Institut d’Histoire, Institut de Géographie, Université Laval, 1965-66, 159-60.

63     AUM, E-166, Rapport sur le département d’études classiques et médiévales, juillet 1992, 13.

64     AUM, E-166, Les études médiévales à l’Université de Montréal. Rapport du Comité aviseur, mars 1993, 22 .

65     Département d’histoire de l’UQAM, « Demande de modification de programme de deuxième cycle, de maîtrise et de doctorat en histoire », janvier 1992.

66     Comité des études avancées, département d’histoire de l’UQAM, « Modification majeure au doctorat en histoire », 1er mai 1996, 6.

67     Bulletin du département d’histoire, Université du Québec à Montréal, no 15, automne 1994, 23.

68     Comité des études avancées, département d’histoire de l’UQAM, « Modification majeure au doctorat en histoire », 1er mai 1996 et Département d’histoire de l’UQAM, « Demande de modification de programme de deuxième cycle, de maîtrise et de doctorat en histoire », janvier 1992. Entre 1995 et 2004, dix maîtrises et deux doctorats ont été décernés en histoire médiévale.

69     Claude Sutto,  « L’Institut d’études médiévales  », 602.

70     Nous n’avons retenu que les numéros réguliers (soit 6 contenant un total de 39 articles) et avons exclu de nos calculs le numéro thématique dédié entièrement à l’histoire littéraire.

71     Voici les chiffres pour l'affiliation départementale : 19 en histoire, 7 en Lettres, 5 en Arts, 6 en philosophie, 1 en linguistique et 1 sans affiliation.

72     La publication annuelle de la Société canadienne des médiévistes, Florilegium, témoigne de cette prédominance des études littéraires au sein des études médiévales au Canada.