Pour quiconque n’a pas fréquenté le système scolaire tel qu’il existait avant les grandes réformes des années 1960, s’initier à l’histoire de l’éducation au Québec s’avère une tâche d’une complexité insoupçonnée. C’est qu’il faut d’abord apprivoiser un vocabulaire tombé en désuétude – qu’est-ce, par exemple, qu’un scolasticat-école normale pour un héritier du Rapport Parent ? – se démêler, ensuite, devant la diversité des institutions d’enseignement aujourd’hui disparues – collèges classiques, académies commerciales, instituts familiaux – pour dénouer, enfin, l’écheveau des filières éducatives : peut-on fréquenter l’université après l’école technique ou le primaire supérieur ? Ces étapes franchies, on pensera posséder un peu mieux le sujet. Mais il faudra encore connaître les attributions respectives de quelques personnages clefs du paysage scolaire d’autrefois comme le surintendant de l’Instruction publique, les évêques du Comité catholique et les inspecteurs scolaires. Pour tester ses connaissances, on s’exercera au calcul rapide en convertissant les 8e, 9e, 10e années d’hier en grades du cours secondaire d’aujourd’hui. Fatigué de ces efforts, l’esprit cherchera un peu d’abandon. Pourquoi ne pas alors l’envoûter aux accents surannés du cours classique, en récitant, tel un poème, les étapes du ratio studiorum : Éléments latins, Syntaxe, Méthode, Versification, Belles-Lettres, Rhétorique, Philo 1, Philo 2… ?
Une telle introduction manquerait de pertinence si elle n’avait pour but de souligner l’ampleur du travail que représente la réalisation d’une synthèse sur l’histoire de l’éducation au Québec. Il faut, en effet, une bonne dose de courage et une très vaste connaissance pour s’attaquer à ce défi d’envergure. À l’évidence, Jean-Pierre Charland possède cette double qualité et son ouvrage Histoire de l’éducation au Québec. De l’ombre du clocher à l’économie du savoir remplit bien le mandat difficile de faire état de l’évolution du vaste champ éducatif depuis la Nouvelle-France jusqu’à nos jours. L’initiative est d’autant plus bienvenue que les synthèses récentes sont rares. Depuis les travaux classiques des Groulx, Filteau et, surtout, Audet, peu d’auteurs se sont risqués à l’aventure, l’expérience la plus probante étant la plaquette d’Andrée Dufour parue aux Éditions du Boréal en 1997 (qu’on ne retrouve d’ailleurs pas dans la bibliographie de Charland, malheureusement).
À mi-chemin entre le manuel et le livre savant, Histoire de l’éducation au Québec. De l’ombre du clocher à l’économie du savoir se divise en trois parties et comporte en tout neuf chapitres. La première partie, « L’éducation d’Ancien Régime », souligne le monopole de l’Église dans le champ éducatif, évoquant surtout ses efforts pour évangéliser de nouveaux fidèles (chapitre 1). Cette partie du livre examine également la transplantation des institutions françaises en Nouvelle-France et leur adaptation à ce contexte bien différent (chapitre 2). Elle se termine par l’examen des conséquences de la Conquête anglaise (chapitre 3). La deuxième partie s’intitule « La difficile libéralisation de l’éducation ». On y sent davantage la touche de Charland, qui a consacré d’importantes recherches sur la mise en place du système d’éducation au milieu du 19e siècle et analysé l’influence des surintendants Meilleur et Chauveau. L’évolution du contexte idéologique, marqué par la tension entre libéraux et ultramontains, est d’abord exposée au chapitre 4. Les premières législations et réglementations pour établir un système scolaire digne d’une société moderne, au 19e siècle, sont ensuite traitées au chapitre 5. Une présentation des différentes institutions d’enseignement formant ce réseau en émergence fait l’objet du chapitre suivant. L’on y souligne que bon nombre de ces institutions survivront jusqu’à la Révolution tranquille. Quant au chapitre 7, il est consacré au personnel enseignant, un sujet sur lequel l’historiographie fut diserte au cours des dernières décennies grâce, en bonne partie, à l’impulsion donnée par le développement de l’histoire des femmes. L’expérience scolaire, dans un contexte de lente démocratisation de la fréquentation, est ensuite évoquée au chapitre 8. La troisième et dernière partie, « À peine hier, déjà aujourd’hui », aborde la période qui va des réformes de 1960 à nos jours. Confinée en un seul court chapitre, elle traite pourtant de vastes questions telles la structure du nouveau système, la lente déconfessionnalisation des commissions scolaires, la langue d’enseignement, les polémiques entourant l’école privée, le nouveau contexte d’une école de masse, la multiplication effrénée des réformes pédagogiques, l’influence de la gauche sur les syndicats d’enseignement dans les années 1970 et l’évolution de l’enseignement vers un statut professionnel.
Le traitement d’une telle diversité de périodes et de sujets entraîne inévitablement des remarques quant aux choix effectués. D’abord, il faut mentionner la belle intégration qui est faite des travaux des dernières décennies portant sur les différents aspects de l’histoire de l’éducation – par exemple les recherches portant sur les institutrices, l’alphabétisation ou la langue d’enseignement. Cela confère à la synthèse un caractère riche et nuancé, offrant au lecteur intéressé par le sujet une introduction à la diversité des problématiques qui traversent ce champ de recherche.
Face à l’ampleur du sujet traité, la critique a beau jeu d’identifier les absences. Mentionnons tout de même certains de nos regrets. Il nous semble, par exemple, que l’épisode de la guerre des Éteignoirs, réglé en un court paragraphe, aurait mérité une discussion plus longue, ne serait-ce que pour faire le point sur les différentes interprétations offertes par l’historiographie. On passe aussi sous silence les efforts – vains, mais néanmoins significatifs – du surintendant Chauveau pour tenter de masculiniser le métier d’instituteur de façon à lui conférer plus de prestige social. On regrette aussi – mais serait-ce prêcher pour notre paroisse ? – la place très restreinte consacrée à l’analyse du collège classique, institution séculaire qui a fourni à la province et au pays tout entier plusieurs générations de dirigeants.
Notre principale critique est cependant d’un autre ordre. Elle a trait à l’équilibre dans le traitement réservé aux diverses périodes et, en particulier, à l’espace congru qui est accordé à l’étude du 20e siècle. Le fait que les institutions scolaires d’avant 1960 aient été en grande partie tributaires du réseau instauré au 19e siècle ne saurait dispenser d’un regard suffisamment approfondi sur les changements survenus par la suite. Cette évolution propre au 20e siècle est en effet essentielle à la compréhension des enjeux actuels et Charland a trop souvent le réflexe de l’expédier en vitesse, en quelques phrases, à la fin des paragraphes. Par comparaison, le traitement réservé à la Nouvelle- France qui est, reconnaissons-le, moins prolixe en matière éducative, apparaît démesuré. Des études comme celles de Jean Gould (« Des bons pères aux experts », Société, 1999) ont pourtant examiné la dynamique particulière de modernisation du fonctionnement institutionnel et de la pédagogie qui existe au sein même des institutions dirigées par des religieux dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Un plus grand accent mis sur le 20e siècle aurait aussi permis de faire davantage valoir la voix étudiante, cette grande oubliée de l’histoire de l’éducation pour une raison évidente : le manque de sources. Pour le 20e siècle, les sources sont plus nombreuses et un certain nombre de travaux (entre autres ceux de Nicole Neatby, Éric Bédard et Karin Hébert) ont exploité les archives et les publications du mouvement étudiant, offrant ainsi un autre point de vue sur le monde de l’éducation. Une intégration de leurs conclusions aurait certainement enrichi la synthèse.
Bien documenté, le livre de Charland fournit une bibliographie assez substantielle qui offre plusieurs pistes pour approfondir les différents thèmes abordés. L’ouvrage ne contient toutefois pas de notes de bas de page et ne renvoie pas systématiquement à des références précises. Seuls quelques noms d’auteurs apparaissent ça et là, entre parenthèses, lorsque des emprunts plus précis sont effectués. Cela en complique l’usage pour les chercheurs. En fait, on ressent une confusion quant au véritable lectorat visé par cette synthèse. Sa facture donne l’impression d’un manuel, avec ses références limitées, ses nombreux chapitres, ses encadrés reproduisant des sources d’époque, ses photos abondantes. Mais, considérant la rareté des cours d’histoire de l’éducation qui sont offerts au Québec – et ce, même au sein des facultés des sciences de l’éducation où ils auraient assurément leur place – le public visé est certainement plus large. Si l’on se fie au mot du directeur de la collection L’école en mouvement (ERPI), Christian Laville, l’ouvrage devrait s’adresser à « tous ceux et celles que l’école occupe et préoccupe ». Souhaitons, en effet, que « les enseignants et futurs enseignants, les conseillers pédagogiques, les administrateurs, les parents » interpellés soient au rendez-vous. Un peu plus de culture historique ne saurait évidemment faire de tort car, ici comme ailleurs, n’a-t-on pas souvent tendance à réinventer la roue en matière éducative ? À l’heure où les débats sur le socio-constructivisme font rage, une telle plongée dans l’histoire permettra d’apprécier avec plus de recul et de relativité les « révolutions » actuelles.
Terminons en soulignant la richesse de l’iconographie et des photos qui sont reproduites dans l’ouvrage. Celles-ci sont malheureusement mal mises en valeur par une impression insuffisamment contrastée en sépia sur blanc. Elles n’en illustrent pas moins très pertinemment le propos fascinant de cette épopée éducative.
Louise Bienvenue
Département d’histoire et de sciences politiques
Université de Sherbrooke