Othmar Keel. L’avènement de la médecine clinique moderne en Europe, 1750-1815 : politiques, institutions et savoirs. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2001. 542 p.

Othmar Keel, professeur titulaire au département d’histoire de l’Université de Montréal, est un chercheur reconnu internationalement pour ses travaux en histoire de la médecine. Depuis de nombreuses années, il poursuit de minutieuses recherches sur l’émergence de la méthode clinique sur le continent européen. Rejetant les lieux communs et adoptant une méthode rigoureuse basée sur une analyse croisée de sources multilingues, il s’efforce de reprendre la généalogie de la clinique moderne, trop souvent axée dans l’historiographie sur la fameuse École Clinique de Paris. Son dernier ouvrage est la synthèse de cette fructueuse et patiente démarche. Et il nous offre une œuvre magistrale, fortement documentée, qui reflète l’érudition de ce chercheur polyglotte.

Impossible de rendre compte ici d’une étude aussi dense qui reconstitue avec précision la trame complexe des travaux fondateurs de la médecine moderne. L’intention de base de l’auteur est claire : il s’agit de remettre fortement en question « un autre pan de la mythologie historique qui veut que l’École Clinique de Paris ait créé de toutes pièces, au début du XIXe siècle, la nouvelle médecine anatomoclinique ou hospital medicine, dont les bases sont le diagnostic physique et l’anatomie pathologique ». Rappelons que cette nouvelle approche médicale consiste à étudier systématiquement les lésions sur les organes provoquées par les maladies. Les médecins cessent donc peu à peu de considérer les maladies comme des troubles des humeurs, mais plutôt comme des altérations pathologiques localisées dans les organes, puis dans les tissus. Ce qui permet de rationaliser le diagnostic et d’établir une nouvelle classification des maladies (nosologie). Cette méthodologie d'investigation du corps humain établit par ailleurs une relation très étroite entre le médecin/professeur et l'institution hospitalière.

L’auteur souligne que cette révolution médicale s’est concrétisée grâce à de multiples travaux issus de plusieurs régions d’Europe, notamment de la Grande-Bretagne et des pays germaniques. Il montre aussi que les nouveaux modèles médicaux germent en plusieurs foyers au fil des observations anatomopathologiques et des expérimentations et qu’il y a de constants échanges entre les écoles médicales de plusieurs pays européens. L’argumentation est pour le moins convaincante et fort détaillée.

L’ouvrage est composé de deux grandes sections – Politiques, institutions et pratiques et Concepts, techniques et méthodes – qui reflètent la méthodologie appliquée par l’auteur, laquelle a le mérite d’assurer une grande cohérence au contenu. Car, comme le souligne l’auteur, « un contexte institutionnel favorable est indispensable aussi bien à la constitution ou à la production des idées ou concepts » qu’à leur dissémination. Aussi brosse-t-il, dans la première partie de l’ouvrage, un tableau fort complet des politiques de santé et du processus d’institutionnalisation des pratiques cliniques et chirurgicales en France, en Autriche, en Allemagne et en Grande-Bretagne. En résumé, il analyse les conditions d’apparition des nouvelles pratiques et de nouveaux savoirs dans le champ médical.

Plus théorique, la seconde partie analyse de façon fouillée l’émergence des pratiques diagnostiques issues de nouvelles conceptions du corps humain. L’auteur s’attarde longuement sur deux aspects importants de la révolution médicale : l’évolution de la percussion thoracique et l’émergence de la pathologie cellulaire. Or c’est là précisément que le travail de révision de Keel est le plus fortement appuyé.

Pour l’auteur, il ne fait aucun doute que c’est en Grande-Bretagne, et non en France, que s’est d’abord constituée et développée la pathologie anatomique-tissulaire au XVIIIe siècle. Aussi montre-t-il que, contrairement à ce qu’affirment la plupart des historiens de la médecine, la localisation tissulaire des maladies, et donc l’histopathologie, émerge bien avant les travaux de Pinel et Bichat. Ce dernier n’est plus le grand fondateur de la théorie tissulaire, mais un chercheur qui transforme les travaux amorcés par des médecins britanniques. De là à se demander « en quoi Bichat a-t-il donc innové », il n’y a qu’un pas que l’auteur franchit aisément au risque, souligne-t-il, de « trahir soit un esprit facétieux, soit l’ignorance la plus crasse ». L’auteur ne possède aucun de ses attributs et pour subversive que soit cette question, sa réponse n’en est pas moins juste et implacable. À partir de là, avec brio sinon de façon subversive, l’auteur détruit d’autres mythes et déboulonne d’autres statues. Car si Bichat n’a aucunement opéré une révolution médicale, le grand médecin Broussais non plus, à qui certains auteurs comme Ackerknecht et Foucault attribuent une « révolution médicale oubliée ». Là aussi, l’auteur démontre que Broussais a largement emprunté aux travaux de plusieurs médecins britanniques, notamment de John Hunter, et de plusieurs écoles médicales antérieures à l’École Clinique de Paris.

En définitive, selon Keel, le montage de ces deux mythes a contribué à une mythologie plus vaste « selon laquelle ce serait l’École Clinique de Paris qui aurait de toutes pièces créé la médecine moderne ». Soit, mais il ne s’agit pas pour autant de procéder à un simple travail de démolition, mais plutôt de redonner aux grands oubliés dans cette histoire, les Haller, Hunter, Brown, Baillie, Pujol, Tommasini, Miller, etc., la place qu’il leur revient. Idem pour les innovations des écoles hallerienne et hunterienne en anatomie générale et en histopathologie. Mais pourquoi a-t-on éclipsé la contribution de l’École britannique au profit quasi exclusif de l’École française? L’auteur explique longuement les raisons d’une telle distorsion de l’histoire. L’une de celles-ci tient à ce qu’à l’époque de l’École Clinique de Paris, les recherches importantes en territoire européen ne retiennent l’attention qu’après avoir été transplantées à Paris; de là, elles reviennent plus ou moins dénaturées au pays d’origine.

Mais si la capitale parisienne a été un important pôle d’attraction pour les médecins européens et américains, elle n’a pas eu le monopole des découvertes cliniques qu’on lui attribue trop aisément. De fait, l’auteur montre que si la pathologie anatomique et tissulaire s’est constituée en Grande-Bretagne et non en France, au dernier tiers du XVIIIe siècle, il y a eu en revanche, « dans les trois premières décennies du XIXe siècle, entre les deux milieux médicaux, une interaction importante qui les a très certainement enrichis l’un et l’autre ». Voilà une importante brèche dans l’image idéalisée de l’École Clinique de Paris.

La documentation utilisée est impressionnante et elle ajoute un poids considérable aux thèses défendues par l’auteur. De même, sa connaissance approfondie de l’historiographie en ce domaine lui permet de confronter ses recherches à celles de ses collègues. Cet ouvrage comporte toutefois quelques petits défauts. L’auteur pèche par un excès de minutie et un souci du détail qui rend la lecture quelque peu fastidieuse. Une telle approche a aussi le défaut de provoquer de nombreuses répétitions et de noyer le lecteur dans une foule de microévénements qui n’ajoutent rien à la démonstration. Mais ce ne sont là que des broutilles qui n’enlèvent rien au remarquable défi relevé par Othmar Keel. Cet ouvrage constitue, sans aucun doute, une œuvre majeure en histoire de la médecine.

Denis Goulet
Université de Sherbrooke