Alphonse Dupront. La chaîne vive. L’Université, école d’humanité. Textes d’Alphonse Dupront réunis par Étienne Broglin. Préface de Jean Mesnard. Évocations de Pierre-Georges Castex, Françoise Crouzet, François Cariès, Robert Sauzet, Stélio Farandjis, Charles Carrière, Max Kohnstamm, Gigliola Fragnito Margiotta Broglio. Postface d’Étienne Broglin. Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, 193 p.

Il est difficile de rendre compte de ce livre dont l’intérêt est inégal pour les lecteurs d’Amérique du Nord. L’ouvrage pourrait servir de source pour faire l’histoire de l’université française au XXe siècle, mais les historiens devront avoir déjà une bonne connaissance de la période et du contexte des universités françaises pour pouvoir tirer des matériaux de cet ensemble. La première partie de l’ouvrage est composée de textes d’Alphonse Dupront rédigés entre 1960 et 1984, textes qui défendent l’Université des Lettres et Sciences Humaines et prônent la collaboration entre l’enseignement, la recherche fondamentale et la recherche appliquée, à la manière des sciences humaines plutôt qu’à la manière des sciences sociales. La deuxième partie intitulée « Évocations » comprend divers témoignages sur Dupront, administrateur et enseignant, à travers les souvenirs de ses collaborateurs. Une postface, œuvre d’Étienne Broglin, tente de donner une certaine unité à l’ensemble des textes, avant de présenter le cursus d’Alphonse Dupront ainsi que la bibliographie de ses œuvres.

Au cours de sa carrière, Alphonse Dupront a surtout transmis ses enseignements oralement. Sans le culte que lui vouent ses élèves et qu’expriment les évocations de la deuxième partie, il est probable que sa pensée se serait estompée avec le temps. On ne cherchera pas ici les brillantes intuitions qui ont porté les travaux des disciples historiens de Dupront autour de thèmes comme l’acculturation ou la religion, puisque c’est de tout autre chose dont il est question. En effet, les 70 premières pages du recueil ont le grand mérite de regrouper les textes du maître portant sur la mission de l’université littéraire et les problèmes de l’enseignement supérieur français après 1968. Bien que les réflexions du maître paraissent aujourd’hui très loin des débats qui traversent l’enseignement supérieur en Amérique du Nord, elles reflètent une époque dont les remises en question ne sont pas toutes obsolètes. Passons sur les inévitables répétitions produites par la juxtaposition de textes initialement prévus pour opérer séparément, pour essayer de tirer l’essentiel des propos de Dupront.

Pour éviter tout malentendu, disons d’entrée de jeu que l’université dont parle Dupront n’est pas inclusive : elle n’englobe que les lettres et les sciences humaines. Dès 1960, Dupront posait la double mission, encore actuelle de l’université : l’enseignement et la recherche. Enseigner, c’était pour lui travailler avec les acquis, tandis que la recherche relevait de la synthèse, toujours à refaire. À l’époque, il voyait la fonction sociale de l’université s’exprimer dans la formation de professeurs et de cadres, entraînés à « sauver un monde d’hommes ».

Une douzaine d’années plus tard, il ajoutait à la double mission de l’université un troisième aspect, le « service de culture ». Dans le plan qu’il proposait alors pour résoudre les problèmes de l’université, l’histoire, les média et les sciences humaines s’appuyaient mutuellement. Des expériences de la première, il tirait un bilan mitigé fait de richesses et de lacunes. Il insistait sur un enseignement de transmission qui avait longtemps caractérisé l’université, sur la transformation de la mission des générations contemporaines appelées à faire « un monde d’hommes » (lire d’humains), et mettait en évidence les insuffisances des outils qu’étaient les livres, dont la production vertigineuse trahissait l’incapacité à tout lire et par le fait même l’arrêt du progrès de la connaissance. Pleurant les têtes bien faites qui ont laissé place aux têtes bien pleines, Dupront regrettait que l’enseignement soit devenu instruction beaucoup plus qu’éducation. Dans une réflexion sur l’information en conjonction avec la formation, il mettait en garde contre le déferlement de l’information, meilleur moyen de ne pas connaître. « Former l’homme » pour qu’il use de l’information était le vrai défi, car former n’est-il pas assurer la conduite du corps et de l’esprit tout en permettant « l’insertion de l’homme dans le corps social », dans son environnement? Pour ce faire, il fallait apprendre aux étudiants à lire, à s’ouvrir à la pensée des autres « pour entendre l’inexprimé […] qui est le véritable message » (p. 30); il fallait apprendre à voir, à approfondir; il fallait apprendre à écrire, la communication étant « essentielle à la libération des êtres » (p. 31). Former, disait-il, c’est libérer, alors que conformer est asservir (p. 31). Quant aux sciences humaines, qu’il distingue à la fois des sciences sociales et des humanités traditionnelles, tout en leur associant la recherche, oscillant tour à tour entre son aspect fondamental et appliqué, il les place au carrefour de toutes les sciences et voit en elles le fondement du pouvoir politique, désormais au service de l’homme. Mais une troisième activité n’est pas moins essentielle à l’université, au-delà de l’enseignement et de la recherche : celle de la culture. Acte libre et gratuit, la culture, selon Dupront, est inutile dans l’immédiat, mais nécessaire pour la libération de l’homme. En ce sens, l’université pourrait préparer à la maîtrise et au bon usage du « temps vide », aider l’homme à retrouver le « sens de l’inutile » (p. 37).

Écrit en 1972, cet article est encore d’actualité : le discours justificatif des sciences humaines au carrefour des autres sciences, l’aveu d’impuissance face au déferlement d’informations sur Internet, les récriminations face aux échecs d’une formation pourtant essentielle (apprendre à lire, voir, écrire, communiquer) étouffent, aujourd’hui encore, les quelques voix qui s’élèvent pour réclamer l’exercice de formation par excellence, celui qui enseigne le « sens de l’inutile ».

Les idées de Dupront sur l’université se sont exprimées autrement dans les articles qui ont suivi celui de 1972, mais elles n’ont pas changé. Le besoin d’assumer le passé pour vivre le présent avec plénitude (p. 41), la vocation des sciences humaines, source de synthèse à travers l’interdisciplinarité proche d’un exercice spirituel qui façonne l’âme de l’université (p. 44), le refus d’assumer la professionnalisation de l’université, l’obsession de l’utile, la culture qui se démarque de l’acquisition de connaissances : tous ces thèmes reviennent en 1976 puis en 1984, alors qu’il insiste sur les liens entre recherche appliquée et recherche fondamentale qui doivent nourrir les universités. Témoignages d’un homme qui a eu une importante influence dans le milieu universitaire des années 1970, les textes d’Alphonse Dupront martèlent une vision de l’université que les administrateurs actuels auraient intérêt à méditer. En donnant un sens aux sciences humaines, Alphonse Dupront nous rappelle que le plus utile pour la formation de l’être humain se cache derrière ce qui paraît le plus inutile.

L’emballage qu’on a offert aux textes du maître est un peu surprenant. Les multiples évocations des disciples et collaborateurs manquent de contexte et n’apportent rien à l’ensemble qui prend dès lors l’allure d’une commémoration destinée à la seule mémoire des proches. Il ne faudrait pas que cette enveloppe détourne d’une œuvre qui, bien qu’on l’ait ici un peu diluée, prenait sa force dans la suggestion, sans jamais imposer.

Claire Dolan
Département d’histoire
Université Laval, Québec