C’est un corpus documentaire impressionnant qu’a réuni et présenté Philippe Savoie dans ce livre consacré à des acteurs essentiels de l’éducation en France au XIX[e] siècle : les enseignants du secondaire. L’auteur a repris en effet les extraits les plus signifiants de 291 textes officiels adoptés de 1802 à 1914—lois, arrêtés, règlements, décrets, circulaires, ordonnances, décisions, dispositions, …—qui ont exercé « une influence véritable sur la réalité et les pratiques » de la profession (p. 19). Chacun des textes retenus est accompagné d’une introduction qui fait état du contexte de son élaboration, qui le situe dans l’évolution de la réglementation d’ensemble et qui en évalue la portée. L’auteur a choisi de commencer par la Loi générale sur l’instruction publique adoptée le 11 floréal an 10 (1[er] mai 1802) sous le règne de Napoléon Bonaparte. Cette loi créait les lycées, établissements publics d’enseignement des lettres et des sciences qui remplaçaient les écoles secondaires centrales, et plaçait les écoles secondaires communales et privées sous la tutelle de l’état. Elle jetait surtout « les bases du corps enseignant secondaire » (p. 91).
Ces nombreux textes sont toutefois précédés d’une longue et intéressante introduction dans laquelle l’auteur définit d’abord avec précision son objet d’étude, soit les diverses catégories d’enseignants des lycées et des collèges. Il tient à préciser que cette introduction consiste non pas en un rappel, une « fresque » du contexte dans lequel se situe le corpus étudié mais en une « synthèse des divers aspects de l’évolution de la réglementation » (p. 20). Une évolution qui est aussi celle de la situation des enseignants et que l’auteur a divisée en sept étapes (ou phases) distinctes. Rappelons quelques-uns des aspects traités dans ces pages riches de multiples informations.
Ainsi, dans la phase « Le lycée avant l’Université » qui vade 1802 à 1808, P. Savoie nous rappelle que la fondation des lycées répond à un objectif double : le retour à l’ordre et le contrôle idéologique. « L’invention du lycée » emprunte aux collèges de la fin de l’Ancien Régime et aux écoles militaires duXVIII[e] siècle (p. 28). La classe, l’élément central qui repose sur le principe d’un groupe d’élèves de même niveau scolaire, « consiste plus en un apprentissage actif reposant sur l’exercice oral et écrit, qu’en une transmission de connaissances par la parole du maître » (p. 28). Il existe une inégalité entre les différents lycées qui, même supportés par l’état, doivent surtout s’autofinancer. Ainsi, les lycées des villes les plus importantes sont-ils privilégiés, ayant des effectifs plus importants et donc des ressources plus élevées. L’inégalité existe aussi entre les enseignants, les agrégés jouissant de conditions d’existence nettement plus avantageuses que celles des régents ou des maîtres d’études des lycées et de collèges.
L’auteur analyse ensuite la réglementation des années 1809 à 1850. Durant ces décennies, on assiste notamment à la spécialisation du corps enseignant qui s’inscrit dans la transformation de l’enseignement donné dans les lycées. Cet enseignement est en effet marqué par l’allongement du cursus et la multiplication des disciplines. La physique, l’histoire, la géographie et les langues vivantes deviennent, à l’instar de la philosophie, des mathématiques et de la grammaire, des disciplines à part entière. Mais ces années sont aussi caractérisées par la promotion des enseignants, par une « politique d’amélioration des traitements et des carrières [qui] s’accélère entre 1839 et 1847 » (p. 44) et « tend à corriger les inégalités de traitement et de statut des professeurs entre eux » (p. 45). La préparation à l’agrégation, gage d’un statut plus élevé dans la hiérarchie enseignante, devient un élément essentiel de cette politique.
Les années 1852 à 1856 sont toutefois bien différentes, marquées par « la révolution autoritaire de Fortoul » (un ministre de l’instruction publique ?), qui signifie « une brutale politique de reprise en main du personnel » (p. 49). La spécialisation disciplinaire des professeurs est stoppée. Le professeur « devient plus un professionnel de la pédagogie qu’un érudit transmettant une part de sa science ». D’ailleurs, l’agrégation ne mesure plus l’érudition des candidats dans un domaine restreint de connaissances mais « leur expérience de la classe et leur capacité dans ce domaine » (p. 51), et exige au moins cinq années de pratique pédagogique.
Si les deux décennies suivantes, 1856-1877, voient le retour à la spécialisation des maîtres, les années 1877 à 1897 signifient, elles, « une formidable accélération à l’évolution du corps enseignant secondaire » par l’action de l’état qui décide d’un relèvement de leur statut et d’une « profonde réforme des traitements et des règles d’avancement » (p. 1). Il en résulte une meilleure intégration des différentes catégories de personnel enseignant masculin. La période est aussi marquée par une innovation : la naissance, en décembre 1880, de l’enseignement secondaire féminin public. La formation des professeures se fait rapidement mais les hommes « gardent toutefois un pied dans les établissements féminins, et au-delà de la période où la faiblesse des effectifs féminins le justifie, en raison d’un préjugé qui fait qu’on préfère leur confier les classes supérieures » (p. 4). Les futures enseignantes du secondaire font aussi l’économie de l’apprentissage des langues anciennes. Le professorat féminin diffère en plusieurs points de son modèle masculin : la spécialisation disciplinaire est moins poussée, on observe une plus grande homogénéité des traitements et des statuts et un moindre écart de traitement entre les enseignantes parisiennes et celles de province. Comme l’écrit plus loin l’auteur, c’est une « conception simplifiée et modernisée » (p. 86) de la gestion du corps enseignant qui a été appliquée aux établissements secondaires féminins publics.
La dernière partie de la synthèse porte sur « Le corps enseignant à l’heure de la modernisation (1898-1914) ». La période connaît en effet un « profond renouvellement des principes directeurs de la politique du personnel menée par le ministère de l’Instruction publique » (p. 76). Ce renouvellement débute par la réforme des études de 1902 qui met sur le même pied les matières classiques et modernes. L’heure devient l’unité de base des cours. Les méthodes d’enseignement, qui jusqu’ici privilégiaient le « formalisme », le « règne de la mémoire et de la répétition », font place à « une pédagogie fondée sur l’observation des faits, la réflexion et l’expérimentation » (p.77).
Les importantes réformes du début du XX[e]siècle accentuent l’important écart en ce qui concerne les « règles, les pratiques et les logiques qui régissent la condition du corps enseignant secondaire public » qui existaient en 1802 et celles que l’on retrouve en 1914. L’héritage des collèges d’Ancien Régime s’en est trouvé transformé : « un siècle de réformes successives, et plus encore d’évolution culturelle et de glissement des pratiques pédagogiques et administratives, ont abouti à une redéfinition de l’univers professionnel de l’enseignement secondaire… » (p.85).
Le lecteur nord-américain, de langue française notamment, suivra avec intérêt l’évolution de la condition enseignante, des méthodes et des contenus d’enseignement existant en France auXIX[e] siècle dont fait état Philippe Savoie. En prenant conscience néanmoins qu’il s’agit d’une évolution qui apparaît uniquement dictée par les décisions de l’état. Il reste que l’objectif que s’était donné l’auteur est atteint : « suggérer des questions et des pistes pour des recherches qui devront faire appel à d’autres types de sources » (p. 20).
Andrée Dufour
Département de sciences humaines
Cégep Saint-Jean-sur-Richelieu.