D’entrée de jeu, Jean-Pierre Charland pose la question suivante : « Après l’ambitieuse synthèse publiée par Louis-Philippe Audet en 1971, est-il encore pertinent de produire un ouvrage du même genre aujourd’hui? » Trente ans plus tard, les travaux en histoire de l’éducation s’étant multipliés et diversifiés, il ne fait aucun doute qu’un nouvel exposé d’ensemble s’imposait. Le présent ouvrage se concentre toutefois sur la période 1840-1900, depuis la mise en place d’un réseau scolaire permanent (1841) jusqu’à la fin du XIX[e] siècle. Il s’intéresse à tous les acteurs du système éducatif, du promoteur à l’élève en passant par l’enseignant et le commissaire d’écoles.
Prenant ses distances avec l’hypothèse selon laquelle la scolarisation est un projet de contrôle social, Charland préfère concevoir le système scolaire comme une entreprise éducative, en y associant le concept d’offre et de demande. Là où « les promoteurs scolaires proposaient des services éducatifs » (p. 8), il se trouvait une population qui les acceptait ou les refusait. Les choix « étaient guidés par l’usage [qu’elle entendait] faire de l’instruction » (p. 10-11). Évidemment, l’offre est porteuse d’idéologie et la demande reflète la perception que la société a de l’école. Au fil de cet ouvrage, l’auteur aborde une multitude d’aspects. Nous en avons retenus quelques-uns.
L’entreprise éducative consacre les trois premiers chapitres aux promoteurs, « amis de l’éducation » et aux législateurs. L’auteur présente la genèse des différentes lois scolaires votées à compter du début du siècle. Il les situe dans leur contexte politique et idéologique, parfois assez tempétueux, et en expose les spécificités. Il insiste sur la création, en 1859, du conseil de l’Instruction publique (CIP) qui devient le grand maître à penser de l’instruction élémentaire et dont le fonctionnement sur la base de comités confessionnels va permettre, d’une part, aux anglo-protestants de gérer leurs écoles d’une manière autonome et, d’autre part, aux franco-catholiques, de laisser à l’église le contrôle qu’elle réclame. Alors va prendre fin une époque mouvementée, orientée par les conceptions libérales qui concevaient « l’éducation de la population […] comme un préalable au fonctionnement des institutions démocratiques et économiques » (p. 32), ce qui supposait l’intervention de l’état favorable à l’obligation scolaire. Pour sa part, l’église condamne le libéralisme prônant que l’éducation appartient aux seuls parents lesquels doivent s’en remettre aux directives du Vatican. « En conséquence, l’église entendait être la seule juge des idées, des valeurs, des normes qui avaient cours dans la société civile » (p. 46). Cette orientation ultramontaine partagée par des laïcs influents prévaudra dorénavant. Face à une telle situation, « l’état aura du mal à établir la légitimité de son intervention dans le domaine éducatif » (p. 53).
Le quatrième chapitre montre l’évolution du département de l’Instruction publique (DIP), mais avant tout dresse le portrait de ses protagonistes. Le surintendant, responsable de la coordination des services éducatifs, dirige une équipe nombreuse avec l’arrivée des inspecteurs d’écoles et la multiplication des bureaux d’examinateurs, à la fois dispensateurs des brevets d’enseignement et garants de la compétence du personnel enseignant. L’auteur termine ce tour d’horizon en présentant les particularités du financement scolaire. Il en décrit les différentes sources, mais n’aborde pas les conséquences de ce financement qui repose entre 1841 et 1845 sur le nombre des enfants et la valeur des propriétés foncières. Cependant, à partir de 1845, et ce jusqu’en 1912, la subvention gouvernementale sera distribuée au prorata de toute la population des localités et non plus seulement sur le nombre des enfants. Compte tenu de la diversité du monde rural où d’anciennes paroisses populeuses et bien nanties en joux tent d’autres en voie de développement, il existe de grandes disparités socio-économiques d’une corporation scolaire à l’autre. La qualité de l’enseignement, les salaires versés au personnel enseignant et les apprentissages des élèves en seront affectés.
Comme la loi scolaire prévoit un partage des responsabilités entre l’état et la collectivité, les commissions scolaires sont aussi appelées à façonner l’offre de services éducatifs. La description de l’organisation locale et de ses principaux personnages sert de toile de fond à cette démonstration. Les commissaires doivent cependant partager leur pouvoir avec un membre influent des localités, le curé. Le clergé paroissial impose-t-il ses vues à la commission scolaire comme le haut clergé au comité catholique du CIP, se demande Charland. « Tout semble indiquer que le curé exerçait sur les affaires scolaires une influence proportionnelle à son prestige personnel, à son emprise morale sur la communauté » (p. 207). De nombreux conflits surgissent durant les décennies 1840 et 1850, mais peu à peu ce sera sous le signe de la collaboration que les affaires scolaires seront menées de sorte qu’après 1870, « chacun paraît avoir trouvé sa place et accepté celle de l’autre » (p. 209).
L’attention se porte ensuite à trois éléments clés de l’entreprise éducative : les écoles, le personnel enseignant et les élèves. Charland brosse d’abord (chapitre six) une vue d’ensemble des institutions publiques et privées. Puis il décortique les programmes d’études tant catholiques que protestants, du préscolaire au cours normal en passant par le cours secondaire français qui présente des filières bien plus nombreuses que les High Schools. En dernier lieu, il aborde la question des manuels scolaires de langue française et de langue anglaise. Les écoles protestantes s’alimentent dans le bassin des autres provinces, du Royaume-Uni et des États-Unis avant de pouvoir puiser dans une production indigène. Du côté des francophones, il y a d’abord une pénurie d’ouvrages, pénurie qui entraîne l’utilisation d’un matériel trop diversifié. Puis, viendront les luttes de pouvoir pour le contrôle du marché desmanuels. Un monopole congréganiste s’établit, annulant tout effort d’uniformisation. Dans le dernier quart du siècle, quelques auteurs laïcs parviendront néanmoins à produire des manuels.
Dans le chapitre suivant, l’auteur, bien servi par l’historiographie et ses propres travaux, présente maints aspects de la profession enseignante, en particulier, le phénomène de la féminisation et de la cléricalisation ainsi que la question de la moralité du personnel. Il présente ce métier comme étant difficile, exigeant et mal rémunéré. Il soutient que les « bons instituteurs ou les bonnes institutrices semblaient une denrée extrêmement rare » (p. 309), tant dans les écoles publiques que dans les collèges classiques.
Le huitième et dernier chapitre traite de l’expérience scolaire des élèves. Il y est question du nombre et de l’âge des élèves, de fréquentation et d’assiduité scolaires ainsi que d’alphabétisation. Arrêtons-nous à ces derniers éléments. Selon J.-P. Charland, « Il y a deux mesures du succès de l’entreprise de scolarisation. Le taux de fréquentation scolaire en est une. Il permet de voir si les enfants se trouvent vraiment à l’école. Il en est une autre, peut-être meilleure : le taux d’alphabétisation. » (p.380), que l’on peut mesurer en s’appuyant sur les statistiques fournies dans les rapports annuels du surintendant ou sur les données des recensements fédéraux.
L’auteur privilégie les recensements plus fiables selon lui car « les agents de recensement […] pouvaient relever les mensonges » (p. 354) tandis que les chiffres des rapports annuels du surintendant de l’Instruction publique (RSIP), basés sur ceux des secrétaires-trésoriers, sont moins sûrs. Il ne réussit pas entièrement à nous convaincre. Comparant les résultats de la fréquentation scolaire obtenus par ces deux différentes sources, Charland fait état d’un écart considérable : « De 1844 à 1901, en prenant les chiffres du surintendant, j’ai une proportion allant de 32 % à 82 %. Les recensements nous donnent plutôt une progression de 30 % à 70 %. » (p. 350). Dans une note au bas des tableaux 37 et 38, l’auteur précise toutefois que les chiffres du surintendant indiquent « le nombre des inscrits », tandis que ceux du recensement identifient « ceux […] qui allaient à l’école ». Nous avons ici affaire à deux notions différentes, la fréquentation et l’assiduité. Plus loin, Charland écrit : « il est raisonnable de croire qu’environ 70 % des inscrits, en moyenne, se trouvaient bel et bien en classe. » (p. 375). C’est aussi l’ordre de grandeur de l’assiduité que l’on retrouve dans les données recueillies par les inspecteurs ou le surintendant tout au long de la période étudiée. Ainsi, la mesure de l’assiduité des élèves ne varie pas en fonction de la provenance des données.
Les rapports annuels du surintendant et les recensements décennaux livrent des informations qui parfois se recoupent, mais, surtout, qui se complètent. Nous ne croyons pas qu’il faille rejeter les statistiques des RSIP. Elles sont précieuses en raison de leur fréquence et même si elles ne reflètent pas la stricte réalité et ont le défaut d’avoir une présentation fort variable, elles offrent néanmoins un portrait détaillé et assez cohérent de la scolarisation. Quant aux recensements, eux seuls permettent d’évaluer les taux d’alphabétisation une fois les études terminées ou encore de dresser le portrait socio-économique des élèves voire des commissaires ou du personnel enseignant, comme le fait d’ailleurs Charland dans cet ouvrage.
Dans sa conclusion, l’auteur fait le bilan de l’offre de services éducatifs et de sa réception par la population. À la lumière des taux d’assiduité et de l’abandon précoce des études, il conclut à une réponse plus ou moins enthousiaste des Québécois qui « encore à la fin du siècle, se contentaient généralement de peu » (p. 408) en matière de scolarisation. Il demeure sceptique sur l’argument de la pauvreté alors que dans les paroisses l’on construisait des églises « aux allures decathédrales » (p. 407). Selon lui, le projet éducatif n’arrivait pas à drainer l’argent des contribuables. En somme, l’entreprise éducative québécoise au 19[e] siècle n’a pas réussi à mobiliser l’ensemble de la population, une portion seulement ayant su profiter des services offerts.
Jean-Pierre Charland livre ici une très bonne synthèse de la période choisie. Il exploite judicieusement et avec originalité des sources variées et ses propres recherches. Les détails abondent, seize figures et quarante-quatre tableaux viennent illustrer le propos. Les comparaisons avec l’Ontario ou avec le réseau protestant nourrissent l’analyse. Cependant on a parfois l’impression que le dernier quart du siècle est moins bien approfondi ou que le monde urbain prédomine. D’autres études, sur le monde rural protestant, les régions et l’impact du financement scolaire viendront sûrement nuancer certaines généralisations ou compléter le propos. En somme, voilà un ouvrage très bien écrit qui donne une idée générale de la scolarisation au Québec entre 1840 et 1900 et qui saura profiter non seulement aux spécialistes de l’histoire de l’éducation et à leurs étudiants, mais également à un vaste public. On peut souhaiter une suite qui aborderait le 20[e] siècle.
Jocelyne Murray
Université du Québec à Trois-Rivières