Michel Verrette.  L’Alphabétisation au Québec 1660-1900. En marche vers la modernité culturelle. Sillery, Septentrion, 2002.  191 p.  

Le Groupe de recherche en histoire socioculturelle de l’Université Laval, sous la direction de Claude Galarneau, avait produit, au milieu des années 1980, plusieurs recherches sur l’alphabétisation dans quelques paroisses de la Nouvelle France. L’un des membres du groupe, Michel Verrette nous présente maintenant un ouvrage de synthèse  sur la progression de l’alphabétisation au Québec, recherche qui permettra certainement de faire avancer nos connaissances  sur cette importante question. L’A. semble surtout intéressé à invalider la thèse de Lionel Groulx : l’impact négatif de la Conquête sur les progrès de l’alphabétisation. L’auteur aborde la question dans la longue durée, près de deux siècles et demi,  et utilise essentiellement la méthode des signatures des conjoints dans les registres paroissiaux des mariages. Courageux chercheur qui a examiné plus de 52, 000 signatures (ou absences de signatures!).

Un premier chapitre expose les données essentiellement méthodologiques qu’il qualifie de « problèmes théoriques » (p. 15) : la constitution d’un corpus de 49 paroisses créées avant 1870, assurant la représentativité de la répartition historique,  géographique et linguistique de la population. L’ampleur de la tâche l’a incité à faire abstraction de l’énorme paroisse de Montréal, ce qui diminue passablement la portée de sa recherche. Il a également pris le parti d’exclure les paroisses protestantes, ce qui  élimine à toutes fins pratiques de 100 à 40 % de la population des Cantons de l’Est, entre le début et la fin du XIXe siècle. En réalité, il s’est concentré exclusivement sur la vallée du Saint-Laurent, mettant de côté les zones excentriques (Saguenay, Lac Saint-Jean, Gaspésie, Côte- Nord), lesquelles, compte tenu de la création tardive des paroisses, ne permettaient pas l’analyse de longue durée. L’A. propose également une analyse critique des différentes sources susceptibles d’être utilisées pour mesurer le degré d’alphabétisation des sociétés passées. S’il privilégie le critère des signatures au mariage - et son argumentation est assez convaincante - il reste conscient «que ce critère est loin de faire l’unanimité chez les historiennes et les historiens» (p. 12). De fait, les célibataires sont ainsi absents de son corpus, alors qu’ils constituent près de 15 % de la population à la fin du XIXe siècle.

Le deuxième chapitre, « École et société »,  suit un plan  étrange, ni chronologique, ni thématique, qui n’offre pas au lecteur une vue d’ensemble. Il décrit rapidement l’implantation  progressive du système scolaire au Bas-Canada au XIXe siècle, et reporte à la fin du chapitre les éléments qui ont influencé l’évolution de la conception de l’école, dans le contexte d’une lutte entre l’Église et l’État. Pour ce faire, il utilise largement les auteurs les plus récents, Ruby (et non pas Rudy, p. 57) Heap, Jean-Pierre Charland, Andrée Dufour, et quelques autres, mais il ne retient pas vraiment leurs conclusions, notamment celles d’Andrée Dufour (Tous à l’école, 1996), sur le rôle des communautés locales dans l’implantation du système scolaire.  Les citations choisies ne servent qu’à justifier les idées de l’auteur. De surcroît, il se greffe au passage des erreurs de détails qui déparent l’ensemble : p.53,  la loi scolaire de 1829 a une durée limitée de cinq  ans (or, il  n’en  est rien); p. 63,  la Loi des   « Écoles de fabrique » n’existe plus (elle est toujours en place).

Dans le troisième chapitre, M. Verrette aborde enfin la question centrale de la recherche. Ses résultats devraient influencer dorénavant toutes les personnes qui se penchent sur l’histoire de l’alphabétisation au Québec.  Il explique en effet de manière très efficace les principales étapes qui ont caractérisé le développement de l’alphabétisation. Il déclare ne pas pouvoir trancher entre les deux thèses en présence  pour la Nouvelle-France (ignorance vs instruction de la population), mais ses explications concernant les reculs et les avancées de l’alphabétisation sont convaincantes. La canadianisation de la population explique la baisse de l’alphabétisation observée dès 1730, et cette baisse est accentuée, et non pas causée, par la Conquête. La reprise s’amorce dès la décennie 1810. On peut d’ailleurs penser que l’ajout du microcosme montréalais ne ferait que confirmer davantage cette observation. Par la suite, le développement du réseau scolaire, amené par les transformations globales de la société, explique la progression soutenue de l’alphabétisation.

Le quatrième chapitre, intitulé « Alphabétisation et société »  aborde plusieurs questions. Et d’abord celle du dimorphisme sexuel. À ce propos, il établit hors de  tout doute qu’avant la seconde moitié du XIXe siècle, les femmes n’étaient pas plus alphabétisées que les hommes dans la vallée du Saint-Laurent. Toutefois, on s’étonne qu’il utilise des extraits de L’histoire des femmes au Québec du Collectif Clio, afin d’illustrer  l’opinion contraire traditionnelle.  Les membres du Collectif Clio voulaient    justement    s’insurger    contre   cette    idée   reçue  « qu’autrefois  les  femmes étaient plus instruites que leurs  maris ». Les auteures écrivaient d’ailleurs : « aujourd’hui encore, on entend répéter que les femmes d’autrefois étaient plus instruites que leurs maris. Cependant, rien ne nous permet de confirmer cette affirmation » (p. 71-72). Certes, leurs arguments étaient peu scientifiques, mais à l’époque de la rédaction, cette question était encore peu documentée.

L’A. poursuit avec une analyse de la pénétration sociale de l’alphabétisation, et pour ce faire, il utilise une grille d’occupations.  Il choisit de classer de manière automatique les épouses dans la catégorie occupationnelle de leurs maris, sans aucune explication. Cette décision aurait mérité au moins quelques commentaires critiques car elle occulte, par exemple, de son analyse toutes les institutrices qui se sont mariées. Et on retrouve, non résolu, le problème qui concerne la moitié de la population : le statut social d’une femme découle-t-il de l’occupation de son père, de celle de son mari  ou de sa propre activité ? Il s’agit d’un problème familier aux historiennes des femmes : la difficulté de faire apparaître la réalité des femmes dans les instruments de mesure utilisés en histoire.  Au demeurant, cette analyse des rapports groupes professionnels / alphabétisation ne nous apprend rien de neuf, mais les chiffres ont le mérite d’avoir été compilés méticuleusement.

L’analyse de l’alphabétisation selon la variable géographique est plus intéressante : M. Verrette démontre que l’urbanisation a peu d’incidence sur l’alphabétisation : les taux obtenus dans les villes ne se démarquent guère de ceux observés en milieu rural. L’absence des paroisses protestantes du corpus explique sans doute cette observation qui serait vraisemblablement infirmée dans une analyse complète des Cantons de l’Est. Par ailleurs, les courbes individuelles des 49 paroisses qu’il a étudiées le montrent bien, l’éloignement du centre entraîne une diminution de l’alphabétisation. On apprend aussi, sans surprise, que les milieux anglophones et protestants sont davantage alphabétisés que les milieux catholiques et francophones.

Dans son dernier chapitre, l’A. aborde une question qui lui tient à cœur : il discute du retard éventuel de la société québécoise en matière d’alphabétisation. Situant cette société dans le cadre global de l’Occident, il démontre habilement que le retard statistique observé doit être relativisé et il conclut « que le Québec n’est pas en si mauvaise position que cela, il est à sa place, à son rang, derrière les pays du centre économique » (p. 163).  On peut regretter toutefois qu’il utilise, pour sa démonstration, les schémas empruntés au journaliste Emmanuel Todd  dans L’enfance du monde : structures familiales et développement (1984).  Ces analyses métahistoriques, souvent ingénieuses, résistent mal à l’examen des situations concrètes et proposent des raccourcis simplificateurs qui ne tiennent pas compte des modes distincts d’instauration de l’école, dans les différents pays.

L’édition du livre est élégante mais étonnante, par son format carré (20 cm x 20 cm) et son graphisme inhabituel : marges soulignées par un trait, présence d’un gros « a » en écriture cursive sur chaque page. On note quelques erreurs d’impression : au tableau 8  (p. 35); au titre du tableau 19 (p. 119), et un nombre anormal de diverses fautes de grammaire qu’il serait trop long d’énumérer.   Quelques erreurs de précision historique également : au moment de la Conquête, l’A. affirme que les communautés religieuses ont été tolérées par les autorités britanniques, mais il omet d’ajouter que les ordres masculins se sont vu interdire le droit de recruter de nouveaux membres; (p. 59) il confond, semble-t-il, l’* agriculturisme » , qui est une idéologie, avec l’économie agricole qui désigne la structure économique d’une société (p. 91);  il propose des dates erronées pour  l’octroi du suffrage féminin : 1920 au lieu de 1918 pour le niveau fédéral; 1944 au lieu de 1940 pour le niveau provincial  (p. 137).

Malgré ces lacunes irritantes, il n’en demeure pas moins que cette publication devrait mettre un terme aux approximations impressionnistes qui ont si longtemps caractérisé l’histoire de ce phénomène central qu’est la progression de l’alphabétisation.

Micheline Dumont
Professeure émérite
Université de Sherbrooke