Trente ans de génie et d’audace. Éléments pour une histoire de l’ÉTS. Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2005, 287 p.

Bien curieux ce livre sur l’École de technologie supérieure (ÉTS), constituante du réseau de l'Université du Québec. Rarement ai-je vu une histoire aussi marquée par le sceau d’une institution.À tel point que le nom de l’auteur n’apparaît aucunement sur la page couverture ni sur la page de titre. On ne le trouve qu’à un seul endroit, au détour d’une phrase, dans les remerciements… On y apprend, en effet, que le directeur général de l’ÉTS et les membres de son comité de direction « ont eu le mérite et l’audace de faire rédiger une histoire de l’école […] ils ont eu le courage d’en confier la rédaction à quelqu’un de l’extérieur, Monsieur Michel Bédard, et ils ont eu l’abnégation de réviser le travail pour s’assurer qu’il répond aux exigences établies dès le début. » (p. 15). On ne s’étonnera pas dans ces conditions d’être en présence d’un livre qui, selon les avant-propos anonymes de l’ouvrage, n’est pas « un ouvrage historique […] mais une relation particulièrement vivante des origines, du développement et de l’épanouissement de l’ÉTS. » (p. 24). Bref, on a affaire ici, comme le titre du livre l’annonce bien, à une histoire exagérément élogieuse dont l’apport consiste, sur-tout, à fournir aux historiens un tableau formé principalement « d’anecdotes significatives, de souvenirs émus et de rappels occasionnellement bagarreurs » (p. 24).

Le livre débute par une très courte introduction qui vise à camper le contexte historique de l’enseignement technique au Québec. Malheureusement, les deux pages et demie consacrées aux deux cents ans d’histoire de ce type d’enseignement ne parviennent pas à tracer son évolution, ce qui nous aurait permis de mieux comprendre l’avènement de l’ÉTS dans le dernier quart du XXe siècle. Les deux premiers chapitres relatent les faits et gestes des principaux acteurs qui ont moussé l’idée d’une école de technologie supérieure au début des années 1970. Gérard Letendre s’avère la « figure de proue » de ces pionniers qui ont réussi à convaincre le ministère de l’Éducation et l’Université du Québec (UQ) d’aller de l’avant avec ce projet. En mars 1974, le gouvernement québécois instituait un nouvelle maison d’éducation de niveau universitaire, l’École de technologie supérieure, qui devenait une composante de l’UQ. On suit alors le démarrage des deux premiers programmes de baccalauréat en technologie, l’un en électricité et l’autre en mécanique.

Les chapitres trois et quatre portent sur une question centrale pour tout établissement d’enseignement supérieur : la reconnaissance légale de ses diplômes. Ce sont là, à mon avis, les chapitres les plus intéressants et les plus riches pour les historiens qui auront à analyser les conditions d’émergence et de développement de l’ÉTS. De 1977 à 1990, une lutte s’instaure entre, d’une part, les diplômés de l’ÉTS et la direction de l’École et, d’autre part l’Ordre des ingénieurs du Québec, lutte qui a pour enjeu le statut professionnel des finissants de la nouvelle institution. L’auteur relate avec force détails cette longue quète du statut d’ingénieur par une institution qui visait tout d’abord à former des ingénieurs-techniciens, catégorie professionnelle plutôt floue. L’auteur omet cependant un acteur important de cette quète qui a mis aux prises plusieurs groupes et regroupements. L’École Polytechnique de Montréal fut, en effet, un joueur important qui a tiré plusieurs ficelles et retardé pendant longtemps l’accès des diplômés de l’ÉTS au titre d’ingénieur. Or, il n’en est à peu près pas question dans les 44 pages consacrées à ce sujet.

Par ailleurs, l’auteur aborde la relation existant entre cette nouvelle institution et l’appartenance de classe sociale. C’est là une problématique extrêmement intéressante pour interroger les rapports entre cette école d’enseignement supérieur et la société dans laquelle elle a vu le jour. Malheureusement, on reste sur notre faim, car ces rapports sont peu analysés et les thèses que l’on avance ne sont étayées par aucune donnée quantitative. L’auteur affirme, par exemple, que l’ÉTS intéressait particulièrement le Parti québécois parce que ce dernier était sensible à la promotion de la classe ouvrière. Les seuls candidats ayant accès à l’ÉTS venaient du collégial technique et, nous apprend l’auteur, étaient « massivement issus des classes laborieuses qui trouvent dans ce nouveau cheminement un moyen d’assurer à leurs jeunes un accès à l’Université » (p. 71). On voudrait bien croire l’auteur sur parole, mais on aurait préféré des statistiques pour confirmer ce qui, en leur absence, reste une simple intuition.

La deuxième partie de l’ouvrage rend compte du décollage de l’institution et de son accession au rang de véritable école d’ingénieurs. Cette période s’étend du milieu des années 1980 jusqu’à l’aube du XXIe si cle. Les programmes de baccalauréat passent alors de 72 à 90 crédits, rejoignant ainsi la norme adoptée par les autres lieux de formation d’ingénieurs. Les études avancées font leur apparition avec un premier diplôme de maîtrise décerné en 1993 et un premier doctorat octroyé en 2000. Le développement rapide de l’institution se reflète dans l’expansion que connaît l’ÉTS tant au niveau de sa clientèle étudiante et de son corps professoral que des immeubles qu’elle doit construire pour satisfaire ses nouveaux besoins. Ainsi, on comptait un peu plus de 1 000 étudiants en 1985, ils sont près de 5 000 en 2004. Les professeurs, eux, passent de 40 en 1985 à plus de 160 en 2004. Quant aux locaux qui abritent l’institution, on quitte le modeste édifice de La Patrie sur la rue Sainte-Catherine en 1985 pour le campus de la rue Henri-Julien. Douze ans plus tard, le campus Notre-Dame est inauguré, témoignant d’un succès que les débuts plutôt modestes de l’École ne laissaient pas présager.

L’histoire de la transition d’une école d’ingénieurs-techniciens occupant, à ses débuts, une position inférieure au sein des institutions d’enseignement supérieur et qui se hisse, en trois décennies, au rang des grandes écoles d’ingénieurs au pays, reste à faire. L’ÉTS et son historien de service ont concocté une histoire « cendrillonesque », recueilli des données sur l’institution et enregistré des témoignages qui pourront cependant servir de base à un travail plus rigoureux et plus objectif qui répondra aux interrogations des historiens. Comme on le précise d’ailleurs dans les avant-propos de l’ouvrage : « L’ÉTS pourra alors faire l’objet d’une étude objective, menée à distance, par des chercheurs aussi détachés que faire se peut et tout à fait en mesure de procéder selon les méthodes éprouvées de la recherche historique. » (p. 24.)

Robert Gagnon
Département d’histoire
UQAM