Claude Corbo. Les Jésuites québécois et le cours classique après 1945. Sillery, Septentrion, 2004, 404 p.

Dans cet ouvrage, Claude Corbo poursuit l’exploration du systèqme éducatif québécois qu’il a amorcée il y a quelques années avec son étude sur la mémoire du cours classique. Faisant écho l’anthologie des débats sur l’éducation publiée en 2000, qui évoquait assez longuement les critiques adressées aux humanités classiques aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, ce livre analyse le discours des Jésuites à l’appui de cette forme d’enseignement. L’auteur, lui-même ancien élève du Collège Jean-de-Brébeuf, aborde la question avec « une volonté de reconnaissance des origines », en espérant que sa démarche aidera aussi les plus jeunes à comprendre, « par effet de contraste » leurs propres origines. Outre l’intérêt personnel qu’il trouve à revisiter cet épisode de l’histoire de l’éducation qui coïncide avec ses années d’études classiques, deux raisons justifient le choix du sujet et de la périodeà l’étude : la place et l’influence des Jésuites au sein du réseau collégial, ainsi que les publications qu’ils ont produites et qui offrent l’historien un matériau riche et abondant.

Le livre vise ultimement à mieux comprendre « une composante significative de l’aventure québécoise ». À travers les sept chapitres qui le composent, Claude Corbo s’emploie à reconstituer dans le détail le plaidoyer jésuite. Sans beaucoup de surprises, les articles des revues Collège et famille et Relations, ainsi que plusieurs autres publications rappellent les qualités de la formation qu’aspire à conférer le cours classique, montrent la place centrale accordée au développement intellectuel et culturel de l’adolescent, soulignent les valeurs et les mérites des collèges privés, célèbrent les avantages de leur pédagogie tout en explicitant le rôle fondamental du professeur, véritable pivot de l’enseignement humaniste. L’auteur présente longuement les arguments servantà justifier l’étude du grec et du latin, de la littérature, de la religion et de la philosophie, et souligne au passage le caractère laborieux du discours sur l’enseignement des sciences où s’expriment deux points de vue différents : certains auteurs sont en effet très réticents à donner plus de place aux sciences par crainte de mettre en péril l’idéal éducatif classique; d’autres, par contre, comme Pierre Angers, sont plus ouverts aux matières scientifiques. Tout au long de sa démonstration, Corbo cite de larges extraits qui permettent de goûter la prose des Jésuites et d’entrevoir le décalage entre leur conception de l’éducation et la société, qui est en train d’advenir.

Cette plongée dans le Québec d’après-guerre a certains mérites, entre autres celui de bien mettre en évidence la vision élitiste et chrétienne qu’avaient de l’éducation les Jésuites, et que partageaient avec eux d’autres clercs et une certaine frange de la société laïque. Il montre aussi le parti pris pour une société d’ordre, hiérarchisée, qui en découle. Mais l’ouvrage comporte aussi des faiblesses. En effet, l’histoire des idées que Claude Corbo ambitionne à réaliser manque singulièrement de contextualisation. Les critiques auxquelles faisait face l’enseignement humaniste sont rappelées de façon trop élusive au fil des différents chapitres. À défaut de mieux les présenter et de mettre à profit l’historiographie, que l’auteur ignore à peu près complètement si ce n’est une ou deux mentions aux ouvrages d’Yves Gingras, Jean Cinq-Mars et Claude Galarneau, le livre ne parvient pas à donner un ancrage historique à ces remises en question et aux plaidoyers qu’ils suscitent. Pourtant, les débats sur les matières à enseigner et la pédagogie à privilégier animent depuis le XIXe siècle le milieu de l’éducation ainsi que l’a montré depuis les années 1980 une abondante historiographie (qu’on pense aux travaux de Jean-Pierre Charland, Ruby Heap, Robert Gagnon et Joanne Rochette pour ne nommer que ceux-là).

Par ailleurs, les « penseurs du cours classique », ainsi que Corbo désigne l’ensemble des auteurs dont il résume les idées, restent ici un groupe flou et mal défini. Les noms des Pierre Angers, Paul Vanier, Jean Genest, Armand Tanguay et bien d’autres sont évoqués à plusieurs reprises dans le texte, avec, parfois, la fonction qu’ils occupent ou les titres qu’ils revètent, mais l’auteur ne pousse guère plus loin son analyse. Leurs discours semblent par conséquent désincarnés. Une démarche prosopographique visant à présenter davantage ces auteurs, les institutions auxquelles ils se rattachent, les réseaux intellectuels dans lesquels ils évoluent et les motivations précises qui les animent aurait sans doute contribué à en donner un portrait plus juste. De même aurait-il été utile et pertinent de rappeler, ne serait-ce que rapidement, la place des Jésuites dans l’enseignement secondaire québécois afin de situer davantage le sujet dans l’histoire du cours classique. Des questions restent également sans réponse : Au sein même de la compagnie de Jésus, des voix critiques se font-elles entendre? De manière plus générale, y a-t-il un discours réformiste parmi les prêtres et les religieux éducateurs? La divergence de vues sur l’enseignement des sciences donne à penser que oui, mais l’auteur n’élabore pas sur cette question. On peut ainsi se demander si le discours présenté ici ne reflète pas surtout les opinions de la frange traditionaliste du milieu enseignant. C’est ce que suggère implicitement le livre, sans cependant pousser très loin l’analyse. Un résumé des discussions autour du contenu des programmes, aux pages 133 à 137, donne en effet à penser que les critiques viennent aussi de l’intérieur et que, sur cette question du moins, les Jésuites ne parlent pas d’une seule et même voix.

Compte tenu de ces faiblesses, le livre n’atteint que partiellement l’objectif qu’il s’était fixé. Cet ouvrage de plus de 400 pages s’en tient essentiellement à résumer – dans une langue élégante, il faut le souligner – les écrits des pédagogues jésuites. Par moment, le livre dégage un parfum de nostalgie, et ce, en dépit des protestations du quatrième de couverture qui rejettent toute intention apologétique. Le lecteur qui ne connait guère le sujet n’y trouvera donc qu’un portrait bien partiel du débat autour de l’enseignement classique. Celui qui, au contraire, est plus familier avec cette question y cherchera en vain des éléments d’analyse susceptibles de renouveler sa compréhension de la période et des événements. On ne peut que regretter que l’auteur n’ait pas davantage mis à profit sa connaissance intime des politiques éducatives québécoises pour donner plus d’ampleur à son étude. Après tout, les discours humanistes et utilitaristes révèlent des conceptions divergentes, voire opposées, de l’éducation, qui, un demi siècle plus tard, en dépit de la disparition du cours classique, n’en finissent plus de faire entendre leurs échos.

Christine Hudon
Département d’histoire et de sciences politiques
Université de Sherbrooke