Yolande Cohen, Jacinthe Pépin, Esther Lamontagne, André Duquette. Les sciences infirmières : genèse d’une discipline. Histoire de la Faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal. Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2002, 331 p.

À travers l’histoire de la Faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal, c’est à la découverte de l’évolution des savoirs infirmiers au Québec que nous convient les quatre auteurs de cet ouvrage. Entrepris à la demande des autorités de la Faculté, cet ambitieux projet a été mené par une équipe bidisciplinaire formée de Yolande Cohen, rédactrice principale, de l’historienne Esther Lamontagne et des professeurs Pépin et Duquette de la Faculté des sciences infirmières.

Pour les auteurs, une telle étude présente un intérêt indéniable : l’apparition d’une Faculté des sciences infirmières dès les années 1960 au Québec est « unique dans le monde francophone » (p. 40) et n’a pas d’équivalent dans le milieu anglophone. L’accession des infirmières à une formation supérieure, à un statut académique et à une discipline universitaire reconnue fait partie de l’histoire de la conquête des droits des femmes. Comment ne pas s’attarder aussi à une catégorie d’étudiantes qui a formé durant quarante ans, soit de 1940 à 1980, « le contingent le plus nombreux de femmes à l’université » (p. 24). Les auteurs se proposent de dépasser la vision de la domination des savoirs infirmiers pas les savoirs médicaux; à leurs yeux, les infirmières sont « les premières femmes à vouloir se doter d’une formation universitaire complète, à partir de la formalisation de savoirs féminins personnels » (p. 29). S’appuyant sur une large revue de la littérature et sur des sources premières nombreuses et diversifiées (manuels, enquêtes, programmes d’études, entrevues, publications du corps professoral), les auteurs ont adopté un plan chronologique, une étude en six chapitres qui nous mène de la création de l’École d’hygiène de l’Université de Montréal en 1947 à l’épanouissement de la discipline infirmière au cours des années 1990.

Le chapitre 1, qui a pour titre « L’hygiène comme fondement des savoirs infirmiers, de Nightingale à l’École d’hygiène de l’Université de Montréal (1880-1947), montre que le mouvement hygiéniste de la deuxième moitié du XIXe siècle a contribué à l’apparition d’une profession féminine relativement autonome et à la formation supérieure des infirmières. C’est ainsi qu’est créée, en 1925, l’École d’hygiène sociale appliquée, annexée à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal, qui accueille les infirmières diplômées d’écoles d’hôpitaux reconnues par la Faculté de médecine.

Dans le chapitre suivant, au demeurant fort intéressant, intitulé « De l’Institut Marguerite d’Youville à la Faculté de nursing (1880-1967) », les auteurs soulignent le rôle fondamental et pionnier des Sœurs Grises, qui assument la direction des soins infirmiers à l’Hôpital Notre-Dame de Montréal, dans le processus de formalisation des savoirs infirmiers et dans l’enseignement de ces savoirs durant la première moitié du XXe siècle. Bien au fait des avancées de la science médicale et des besoins d’infirmiers qualifiées pour assurer des soins de plus en plus complexes, les Sœurs Grises vont mettre sur pied un enseignement supérieur pour les infirmières.  De 1923 à 1925, elles offrent à l’Université de Montréal des cours de perfectionnement pour infirmières religieuses et laïques, qui comprend des cours d’administration hospitalière, d’enseignement du nursing et de diététique. Puis, elles obtiennent l’accord des autorités universitaires pour que soit créée une école supérieure de garde-malades affiliée à l’Université de Montréal. L’Institut Marguerite d’Youville ouvre ses portes en 1934. Un programme de deux ans est offert aux infirmières diplômées des écoles d’hôpitaux. Un première année d’enseignement général universitaire avec latin, philosophie, religion, etc. et une deuxième année en éducation et en administration des soins, comprenant des cours de physique, chimie, organisation hospitalière etc., mène à l’obtention d’un baccalauréat ès sciences hospitalières. Pour les auteurs, il s’agit là d’un « premier pas vers une formation théorique plus poussée des infirmières » (p. 99). Soucieuses de répondre aux critères des autorités médicales et universitaires, les Sœurs Grises adaptent leur programme en 1952, le faisant passer de 58 à 94 crédits. Des matières sont supprimées, tels le latin et la rhétorique, alors que les heures d’enseignement de la chimie-physique et de gestion hospitalière sont augmentées. À partir de 1962, les Sœurs Grises proposent une toute nouvelle formation universitaire en nursing : un programme de quatre ans : deux ans de théories à l’université suivis d’une année d’alternance en salle de classe et en milieu hospitalier et d’une quatrième année de stage en clinique qui permettrait aux étudiantes d’obtenir un baccalauréat et qui signifierait « leur porte d’entrée dans le milieu universitaire » (p. 149).

Proposant des changements substantiels aux structures éducatives et consacrant la déconfessionnalisation du système d’enseignement au Québec, le Rapport Parent signifiera pour les religieuses la fin de leur autorité sur les écoles d’hôpitaux qui seront remplacées par les cégeps. Entre-temps, la pertinence d’une formation universitaire pour les infirmières est vivement supportée par les autorités universitaires. C’est ainsi qu’est créée en 1962 la Faculté de nursing de l’Université de Montréal, création qui fait l’objet du chapitre 3. Dirigée par une doyenne laïque, Alice Girard, la Faculté est responsable des programmes, de l’admission des candidates et de l’émission des diplômes. Dans un premier temps, la Faculté n’offre qu’un programme de maîtrise en administration et en éducation du nursing, l’Institut Marguerite d’Youville offrant déjà le baccalauréat. En 1967, l’Institut, « héritage précieux » des Sœurs Grises (p. 150) est toutefois intégré à la Faculté de nursing.

Au chapitre 4, « Les enjeux professionnels et la formalisation des savoirs infirmiers (1967-1980) », les auteurs évoquent notamment l’évolution des programmes offerts par la Faculté de nursing dans le contexte de la refonte du système de santé au Québec, de la création de l’Ordre des infirmières et des infirmiers du Québec en 1973 ainsi que de l’apparition de nouveaux courants de pensée et de savoirs en soins et de la progression des connaissances amenées par les recherches entreprises par le corps professoral. Au premier cycle, on met désormais l’accent sur les « besoins fondamentaux, la santé globale des individus et des familles, l’intervention infirmière basée sur la ‘démarche clinique’ et sur l’établissement d’une relation d’aide » (p. 195). À la maîtrise, on insiste sur « l’importance accordée aux modèles conceptuels et sur une vision plus explicite des soins infirmiers » (p. 196). En somme, la Faculté de nursing, qui devient Faculté des sciences infirmières en 1978, « s’engage dans la formalisation des savoirs infirmiers, tant pratiques que théoriques » (p. 196).

Dans le chapitre 5, intitulé « L’émergence d’une discipline académique », les auteurs évoquent tout particulièrement les deux grands défis auxquels est confrontée la jeune Faculté durant la décennie 1980 : le développement de la recherche et le réaménagement des connaissances enseignées. Désormais, il faut détenir un doctorat et faire de la recherche pour faire partie du corps professoral. La Faculté étant demeurée, à l’instar des cégeps, un lieu de formation initiale en soins infirmiers, mais aussi ouverte aux détenteurs d’un DEC professionnel en techniques infirmières, un nouveau baccalauréat est adopté : il propose des cheminements différents pour les deux clientèles visées. La décision a du succès, le nombre des inscriptions doublant en quelques années. Quelle que soit la préparation des candidates, il s’agit de « préparer des infirmières cliniciennes généralistes à devenir des leaders dans la profession », de « former des professionnels autonomes, capables de travailler en équipe, quels que soient le lieu ou les besoins de santé présents » (p. 209-10).

C’est à la consolidation de la discipline infirmière que l’on assiste dans le dernier chapitre portant sur les années 1990. La Faculté connaît une forte croissance de la recherche subventionnée qui porte sur des thèmes nouveaux et variés : expérience des personnes, nouveaux modèles d’intervention auprès de groupes particuliers, élaboration de modèles théoriques. Conjointement avec l’Université McGill, un programme de doctorat est enfin mis sur pied en 1998. Durant la décennie, la Faculté doit toutefois à nouveau défendre sa pertinence pour la formation initiale des infirmières.

En conclusion, les auteurs soulignent la constatation qui se dégage de leur étude de l’évolution des savoirs infirmiers au sein de la Faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal : « la réussite spectaculaire d’une groupe de femmes soignantes, religieuses et laïques, qui a réussi à intégrer un univers académique et scientifique occupé par des hommes, surtout des religieux et des médecins » (p. 285). En dépit de quelques embellies qui peuvent sembler parfois exagérées, on peut penser que le lecteur approuvera généralement cette affirmation même s’il aurait aimé pouvoir lire des témoignages de diplômées des différentes expériences éducatives en savoirs infirmiers.

En définitive cependant, par la multiplicité des informations qu’il contient, par sa prise en compte constante du contexte social québécois et des principaux acteurs concernés, ce livre collectif nous apparaît en définitive un ouvrage fondamental et incontournable pour la connaissance de l’émergence de la discipline infirmière au Québec.

Andrée Dufour
Département de sciences humaines
Cégep Saint-Jean-sur-Richelieu